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avait élevés avec férocité, ma sœur et moi. Levés à six heures du matin, hiver comme été, nourris de lait, de viandes rôties et de pain ; jamais une friandise, jamais une sucrerie ; force travail, peu de plaisirs. C’est elle qui m’a habitué à coucher sur des planches. Elle m’a fait apprendre une foule de choses manuelles ; je sais, grâce à elle, un peu faire tous les métiers, y compris le métier de frater. Je saigne mon homme comme Figaro. Je suis menuisier, palefrenier, maçon, forgeron. Elle était systématique et sévère. Tout petit, j’en avais peur ; j’étais un garçon faible, paresseux et poltron ; j’avais peur des souris. Elle fit de moi un homme assez hardi et qui a du cœur. En grandissant, je m’aperçus qu’elle était fort jolie. Je ne savais pas ce que j’avais près d’elle. J’étais amoureux, mais je ne m’en doutais pas. Elle, qui s’y connaissait, comprit et devina tout de suite. Elle me traita fort mal. C’était le temps où elle couchait avec Mirabeau. Elle me disait à chaque instant : — Mais, Monsieur de Chartres, grand dadais que vous êtes, qu’avez-vous donc à vous fourrer toujours dans mes jupons ! — Elle avait trente-six ans, j’en avais dix-sept.

Le roi, qui vit que cela m’intéressait, continua :

— On a beaucoup parlé de Mme de Genlis, on l’a peu connue. On lui a attribué des enfants qu’elle n’avait point faits, Paméla, Casimir. Voici : elle aimait ce qui était beau et joli, elle avait le goût des gracieux visages autour d’elle. Paméla était une orpheline qu’elle recueillit à cause de sa beauté ; Casimir était le fils de son portier. Elle trouvait cet enfant charmant ; le père battait le fils : — Donnez-le-moi, dit-elle un jour. — Le portier consentit, et cela lui fit Casimir. En peu de temps, Casimir devint le maître de la maison. Elle était vieille alors. Paméla est de sa jeunesse, de notre temps à nous. Mme de Genlis adorait Paméla. Quand il fallut émigrer, Mme de Genlis partit pour Londres avec ma sœur et une somme de cent louis. Elle emmena Paméla. À Londres, ces dames étaient misérables et vivaient chichement en hôtel garni. C’était l’hiver. Vraiment, Monsieur Hugo, on ne dînait pas tous les jours. Les bons morceaux étaient pour Paméla. Ma pauvre sœur soupirait, et était le souffre-douleurs, la Cendrillon. C’est comme je vous le dis. Ma sœur et Paméla, pour économiser les malheureux cent louis, couchaient dans la même chambre. Il y avait deux lits, mais rien qu’une couverture de laine. Ma sœur l’eut d’abord. Mais un soir Mme de Genlis lui dit : « Vous êtes robuste et de bonne santé ; Paméla a bien froid, j’ai mis la couverture à son lit. » Ma sœur fut outrée, mais n’osa s’insurger ; elle se contenta de grelotter toutes les nuits. Du reste, ma sœur et moi nous adorions Mme de Genlis. —


Mme de Genlis mourut trois mois après la révolution de Juillet. Elle eut juste le temps de voir son élève roi.