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— C’est un entrepreneur qui le fournit.

— Et qui fait sa fortune, n’est-ce pas ?

— M. Chayet, secrétaire de la préfecture, est chargé de recevoir ce pain. Il le trouve fort bon. Si bon qu’il n’en mange pas d’autre à sa table.

— M. Chayet, dis-je, a tort de conclure du pain qu’il reçoit au pain que les détenus mangent. Parce que le spéculateur lui envoie tous les jours une friandise, cela ne prouve pas qu’il n’envoie point une pourriture aux prisonniers.

— Vous avez raison. Monsieur, j’en parlerai.

J’ai su depuis que le pain avait été vérifié et amélioré.

Rien de remarquable du reste, dans cette cellule, si ce n’est que les murs étaient chargés d’inscriptions charbonnées de toutes parts. Voici les trois qui se détachaient en plus gros caractères que les autres : — Corset. — Je suis codanée a six moit pour vacabonage. — Amour pour la vie.

Les trois portes des trois compartiments donnaient sur le même couloir, long corridor obscur aux deux extrémités duquel s’arrondissaient, comme deux tiares de pierre, les deux cheminées conservées, sur lesquelles, comme je l’ai déjà dit, il n’y en avait qu’une qui fût entière. La seconde avait perdu sa principale beauté, son arc-boutant. On ne voyait plus que la place des deux autres dans les encoignures du compartiment des enfants et du compartiment des femmes.

C’est sur la plus orientale de ces deux dernières cheminées qu’était sculptée la curieuse figure du démon Mahidis. Le démon Mahidis était un diable persan que saint-Louis avait rapporté de la croisade. On le voyait sur cette cheminée avec ses cinq têtes, car il avait cinq têtes, et chacune de ces cinq têtes avait composé un de ces chants qu’on appelle rangs dans l’Inde, et qui sont la plus ancienne musique connue.

Ces rangs sont encore célèbres et redoutés dans tout l’Hindoustan, à cause de leur pouvoir magique. Il n’est pas un jongleur assez hardi pour les chanter. L’un de ces rangs, chanté en plein midi, fait venir la nuit tout à coup, et fait sortir de terre un immense cercle d’ombre qui s’étend aussi loin que la voix du chanteur peut porter.

Un autre rang s’appelle le rang Ihupuck. Quiconque le chante périt par le feu. Une tradition conte que l’empereur Akbar eut un jour la fantaisie d’entendre chanter ce rang. Il fit venir un fameux musicien appelé Naïk-Gopaul, et lui dit :

— Chante-moi le rang Ihupuck.

Voilà le pauvre ténor qui tremble de la tête aux pieds et se jette aux genoux de l’empereur. L’empereur avait sa fantaisie et fut inflexible. Tout ce que put obtenir le ténor, ce fut la permission d’aller revoir une dernière