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à manger était plus grande et avait des fenêtres. Deux ou trois jolies jeunes filles y étaient assises sur des chaises de paille et travaillaient sous l’œil d’une matrone d’environ cinquante ans. Elles se levèrent d’un air modeste et doux à mon passage, et leur père, M. Lebel, les baisa au front.

Rien de plus étrange que cet intérieur de presbytère anglican ayant pour enveloppe le dedans infâme d’une prison, et muré, pour ainsi dire, et chastement conservé, au centre de tous les vices, de tous les crimes, de tous les opprobres et de toutes les hontes.

— Mais, dis-je à M. Lebel, qu’est devenue la salle des cheminées ? où donc est-elle ?

Il parut chercher comme quelqu’un qui ne comprend pas.

— La salle des cheminées ? Vous dites, monsieur, la salle des cheminées ?

— Oui, repris-je, une grande salle qui était sous la salle des pas perdus, et où il y avait aux quatre coins quatre immenses cheminées bâties au xiiie siècle. Pardieu ! je me rappelle fort bien l’avoir visitée il y a quelque vingt ans, en compagnie de Rossini, de Meyerbeer et de David d’Angers.

— Ah ! dit M. Lebel, je sais ce que vous voulez dire. C’est ce que nous appelons les cuisines de saint-Louis.

— Cuisines de saint-Louis, si bon vous semble. Mais qu’est devenue cette salle ? Outre les quatre cheminées, elle avait de beaux piliers qui supportaient la voûte. Je ne l’ai point vue dans tout cela. Est-ce que votre architecte, M. Peyre, l’a escamotée ?

— Oh ! non ! Seulement il nous l’a arrangée.

Ce mot, dit tranquillement, me fit frissonner. La salle des cheminées était un des plus admirables monuments de l’architecture royale et domestique du moyen-âge. Qu’est-ce qu’un être comme l’architecte Peyre avait pu en faire ?

M. Lebel continua :

— Nous ne savions trop où mettre nos détenus pendant les heures où ils « passent à l’instruction ». M. Peyre a pris la salle des cuisines de saint-Louis, et nous en a fait une magnifique souricière à trois compartiments, un pour les hommes, un pour les femmes, un pour les enfants. Du reste, il a accommodé cela le mieux possible, et il n’a pas trop démoli la vieille salle, je vous assure.

— Voulez-vous m’y conduire ? dis-je à M. Lebel.

— Volontiers.

Nous traversâmes des corridors, des couloirs, des passages longs, larges, bas, étroits. De temps en temps nous rencontrions un escalier encombré de gendarmes, et nous voyions passer, au milieu d’un remue-ménage d’agents et d’argousins, quelque pauvre diable que les huissiers se transmettaient en disant à voix haute ce mot : Disponible.