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Redorte m’a abordé comme j’entrais dans la salle du trône. Nous avons conféré ; nous avons reconnu que beaucoup de doctrines excessives avaient été émises particulièrement par les anciens pairs ; qu’il y avait là une tendance, une pente, un péril ; et nous sommes convenus qu’il fallait tout faire pour empêcher la Chambre des pairs de devenir, comme corps politique, un parlement-croupion et comme corps judiciaire une chambre étoilée. Quelques autres pairs se sont joints à nous. Je leur ai déclaré que j’étais d’avis d’écouter toujours la raison d’État en même temps que la justice ; mais que j’écouterais la raison d’État comme la voix humaine et la justice comme la voix divine.

Un moment après, je causais avec M. de Mornay à côté de la boîte aux lettres. Un pair que j’aime et que j’estime m’a abordé et m’a dit que les anciens renonçaient à la peine de mort, qu’ils voyaient le sentiment de la Chambre et s’y rendaient, mais que d’accord avec la majorité ils voteraient les travaux forcés à perpétuité ; qu’on me demandait de me rallier à ce vote. J’ai dit que cela m’était impossible, que je félicitais nos anciens d’abandonner la peine capitale, mais que je ne voterais pas les travaux forcés ; que dans mon opinion cette peine dépassait l’offense ; que du reste elle était antipathique à la dignité de la chambre et à ses précédents. Le comte Rey, qui nous écoutait, était de cet avis. J’ai été surpris de le voir, un quart d’heure plus tard, voter, comme la majorité, les travaux forcés.

On est rentré en séance, il était quatre heures et demie.

Quatorze pairs ont voté la peine de mort ; cent trente-trois les travaux forcés à perpétuité.

Plusieurs pairs m’ont dit : — Vous devez être content. Il n’y a pas de condamnation à mort. Voilà un bon arrêt.

J’ai répondu :

— Il pourrait être meilleur.

On a introduit le procureur général et l’avocat général en robes rouges ; puis le public, qui s’est précipité en tumulte. Il y avait beaucoup de gens en blouse. On a fait sortir deux femmes qui étaient entrées avec la foule. On a fait l’appel des pairs ; puis M. le chancelier a lu l’arrêt au milieu d’un profond silence.


P.-S. 12 septembre.

La peine n’a pas été commuée, l’arrêt sera exécuté.

Joseph Henri, qui avait été transféré du Luxembourg à la Conciergerie et de la Conciergerie à la Roquette, est parti avant-hier pour Toulon dans une voiture cellulaire, avec huit voleurs.