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grands esprits et mauvaise aux petits. La solitude trouble les cerveaux qu’elle n’illumine pas. Pierre Lecomte, homme solitaire, esprit chétif, devait de toute nécessité devenir un homme farouche et d’un esprit troublé. L’attentat sur le roi, et sur quel roi ! sur le prince le plus sage et le plus éminent de l’Europe, l’attentat sur un père, et sur quel père ! et à quelle heure ! lorsqu’il est entouré de sa famille ! l’attentat sur un groupe de femmes et d’enfants, la mort jetée au hasard, vingt crimes possibles ajoutés et mêlés à un crime voulu, voilà l’action. Elle est monstrueuse. Rien n’a arrêté ce misérable. Maintenant, examinons le motif, le voici : Une retenue de vingt francs sur une gratification annuelle, une démission acceptée, trois lettres restées sans réponse. Comment ne pas être frappé d’un tel rapprochement et d’un tel abîme ! Je le répète en terminant, en présence de ces deux extrêmes, le crime le plus grand, le motif le plus futile, il est évident pour moi que la raison manque, que la pensée qui a fait un tel rapprochement et franchi un tel abîme n’est pas une pensée lucide, et que ce coupable, cet assassin, cet homme sauvage et solitaire, cet être effaré et féroce, est un fou. Ce n’est pas un fou pour un médecin peut-être, c’est un fou à coup sûr pour un moraliste. J’ajoute que la politique est ici d’accord avec la justice, et qu’il est toujours bon de retirer la raison humaine d’un crime qui révolte la nature et qui ébranle la société. Je persiste dans mon vote. —

Les pairs m’ont écouté avec une attention profonde et sympathique. MM. de Boissy et Dubouchage ont persisté comme moi, M. de Boissy en disant qu’il eût souhaité que l’arrêt portât : la détention perpétuelle dans une maison d’aliénés.

À son tour de voter, le premier président Séguier a dit que si la peine des parricides n’existait pas, il faudrait l’inventer pour Pierre Lecomte.

MM. de Broglie, Molé, Portalis, Beugnot,Daru, Montalembert, Cousin, Thénard et Gay-Lussac ont voté la peine des parricides.

MM. d’Harcourt, Pontécoulant, Villemain, de la Moskowa ont voté la peine capitale.

Il y avait 232 votants. Voici comment se sont réparties les voix :

196 pour la peine des parricides ;

33 pour la peine capitale ;

3 pour la détention perpétuelle.




On peut dire que la Chambre des pairs tout entière fut froissée de la mise à mort de Lecomte. Elle avait condamné pour qu’on fît grâce. C’était une occasion de clémence qu’elle offrait au roi. Le roi saisissait volontiers ces oc-