Page:Hugo - Œuvres complètes, Impr. nat., Choses vues, tome I.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

couvre-pied vert. Sur le mur, vis-à-vis le lit, trois cadres accrochés, contenant le portrait de Villemain lithographie et les portraits des deux aînées de ses petites filles, peints à l’huile et assez ressemblants. Sur la cheminée une pendule dérangée et qui marquait une autre heure que l’heure qu’il était réellement; dans la cheminée un feu presque éteint.

Villemain me fit asseoir et me prit les mains. Il avait quelque chose d’égaré, mais de doux et de grave. Il me demanda des nouvelles de mon été, me dit qu’il avait voyagé, me parla de quelques amis communs, des uns avec affection, des autres avec défiance. Puis son air devint plus calme, et il causa pendant un quart d’heure de choses littéraires avec une grande élévation d’esprit, clair, simple, élégant, spirituel, quoique toujours triste et sans sourire une seule fois.

Tout à coup il me dit en me regardant fixement :

— J’ai dans la tête un point douloureux, je souffre, j’ai des préoccupations pénibles. Si vous saviez quelles machinations il y a contre moi !

— Villemain, lui dis-je, calmez-vous.

— Non, reprit-il, cela est vraiment affreux ! — Après un silence, il ajouta, comme se parlant à lui-même : — Ils ont commencé par me séparer de ma femme ; je l’aimais, je l’aime toujours ; elle avait quelque chose dans l’imagination ; cela a pu engendrer des fantômes. Mais ce qui est bien plus certain, c’est qu’on a réussi à créer en elle une antipathie contre moi ; et puis, voilà, on m’a séparé d’elle, ensuite on m’a séparé de mes enfants. Ces pauvres petites filles, elles sont charmantes, vous les avez vues, c’est ma passion. Eh bien ! je n’ose pas aller les voir, et, quand je les vois, je me borne à m’assurer qu’elles se portent bien et qu’elles sont roses, gaies et fraîches, et j’ai peur de leur donner même un baiser sur le front. Grand Dieu ! on se servirait peut-être de mon contact pour leur faire du mal ! Est-ce que je sais les inventions qu’ils auraient ? Ainsi on m’a séparé de ma femme, on m’a séparé de mes enfants, maintenant je suis seul.

Après une pause, il continua :

— Non, je ne suis pas seul ! je ne suis pas même seul ! j’ai des ennemis, j’en ai partout, ici, dehors, autour de moi, chez moi ! Tenez, mon ami, j’ai fait une faute, je n’aurais pas dû entrer dans les choses politiques. Pour y réussir, pour y être fort et solide, il m’eût fallu de l’appui ; un appui intérieur, le bonheur ; un appui extérieur... quelqu’un. (Il voulait sans doute désigner le roi.) Ces deux appuis m’ont manqué tous les deux. Je me suis jeté au milieu des haines, ainsi, follement ; j’étais désarmé et nu ; elles se sont acharnées sur moi ; aujourd’hui j’ai fini de toute chose.

Puis tout à coup me regardant avec une sorte d’angoisse :

— Mon ami, quoi qu’on vous dise, quoi qu’on vous raconte, quoi qu’on