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7 septembre 1844.

Le roi me disait jeudi dernier : — M. Guizot a de grandes qualités et d’immenses défauts. (Chose bizarre, M. Guizot m’avait dit précisément la même chose du roi le mardi d’auparavant, — en commençant par les défauts.) M. Guizot a au plus haut degré, et je l’en estime profondément, le courage de l’impopularité chez ses adversaires ; il ne l’a pas parmi ses amis. Il ne sait pas se brouiller momentanément avec ses partisans, ce qui était le grand art de M. Pitt. Dans cette affaire de Taïti, comme dans l’affaire du droit de visite, M. Guizot na pas peur de l’opposition, ni de la presse, ni des radicaux, ni des carlistes, ni des dynastiques, ni des cent mille hurleurs des cent mille carrefours de France ; il a peur de Jacques Lefebvre[1]. Que dira Jacques Lefebvre ? Et Jacques Lefebvre a peur du iie arrondissement. Que dira le iie arrondissement ? Le iie arrondissement n’aime pas les anglais, il faut tenir tête aux anglais ; mais il n’aime pas la guerre, il faut céder aux anglais. Tenir tête en cédant. Arrangez cela. Le iie arrondissement gouverne Jacques Lefebvre, Jacques Lefebvre gouverne Guizot ; un peu plus le iie arrondissement gouvernerait la France.

Je dis à Guizot : — Mais que craignez-vous ? Ayez donc du courage. Soyez d’un avis. — Ils sont là tous pâles et immobiles et ne répondent pas. Oh ! la peur ! Monsieur Hugo, c’est une étrange chose que la peur du bruit qui se fera dehors ! elle prend celui-ci, puis celui-là, et elle fait le tour de la table. Je ne suis pas ministre, mais, si je l’étais, il me semble que je n’aurais pas peur. Je verrais le bien et j’irais droit devant moi. Et quel plus grand but ? La civilisation par la paix !




Octobre 1844.

M. Guizot sort tous les jours après son déjeuner, à midi, et va passer une heure chez Mme la princesse de Liéven, rue Saint-Florentin. Le soir il y retourne, et, excepté les jours officiels, il y passe toutes ses soirées.

M. Guizot a cinquante-sept ans, la princesse en a cinquante-huit.

À ce sujet, le roi disait un soir à M. Duchâtel, ministre de l’intérieur :

— Guizot n’a donc pas un ami qui le conseille ? Qu’il prenne garde à ces femmes du nord. Il ne se connaît pas en femmes du nord. Quand une

  1. Jacques Lefebvre était député du iie arrondissement de Paris, et, en sa qualité de banquier, inspirait un grand respect à M. Guizot.