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Août 1844.

Hier 15, après avoir dîné chez M. Villemain qui habite une maison de campagne près Neuilly, je suis allé chez le roi.

Le roi n’était pas dans le salon, où il n’y avait que la reine, Madame Adélaïde et quelques dames, parmi lesquelles Mme  Firmin Rogier, qui est charmante. Il y avait beaucoup de visiteurs, entre autres M. le duc de Broglie et M. Rossi avec lesquels je venais de dîner, M. de Lesseps qui s’est distingué dans ces derniers temps comme consul à Barcelone, M. Firmin Rogier, le comte d’Argout.

J’ai salué la reine qui m’a beaucoup parlé de Mme  la princesse de Joinville accouchée d’avant-hier et dont l’enfant est venu le même jour que la nouvelle du bombardement de Tanger par son père. C’est une petite fille. Mme  la princesse de Joinville passe sa journée à la baiser en disant : — Comme elle est gentille ! avec son doux accent méridional que les plaisanteries de ses beaux-frères n’ont pu encore lui faire perdre.

Pendant que je parlais à la reine, Madame la duchesse d’Orléans, vêtue de noir, est entrée et s’est assise près de Madame Adélaïde qui lui a dit ; — Bonsoir, chère Hélène.

Un moment après, M. Guizot, en noir, une chaîne de décorations et un ruban rouge à la boutonnière, la plaque de la Légion d’honneur à l’habit, pâle et grave, a traversé le salon. Je lui ai pris la main en passant et il m’a dit :

— Je vous ai été chercher inutilement ces jours-ci. Venez donc passer une journée à la campagne avec moi. Nous avons à causer. Je suis à Auteuil. Place d’Aguesseau, n° 4. — Je lui ai demandé : — Le roi viendra-t-il ce soir ? — Il m’a répondu : — Je ne crois pas. Il est avec l’amiral de Mackau. Les nouvelles sont sérieuses. Il en a pour toute la soirée. — Puis M. Guizot est parti.

Il était près de dix heures, j’allais en faire autant, et j’étais déjà dans l’antichambre, quand une dame d’honneur de Madame Adélaïde, envoyée par la princesse, est venue me dire que le roi désirait causer avec moi et me faisait prier de rester. Je suis rentré dans le salon qui s’était presque vidé.

Un moment après, comme dix heures sonnaient, le roi est venu. Il était sans décorations et avait l’air préoccupé. En passant près de moi, il m’a dit : — Attendez que j’aie fait ma tournée ; nous aurons un peu plus de temps quand on sera parti. Il n’y a plus que quatre personnes et je n’ai à dire que quatre mots. Il ne s’est en effet arrêté un moment qu’auprès de l’ambassadeur de Prusse et de M. de Lesseps qui avait à lui communiquer une lettre d’Alexandrie, relative à l’étrange abdication du pacha d’Égypte.

Tout le monde a pris congé, puis le roi est venu à moi, m’a saisi le bras