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les mains larges, le pied petit, blond, le visage rouge, le nez camard, les moustaches rousses, les yeux enfoncés et vifs.

Il a du monde, de l’esprit et des lettres. Il a beaucoup voyagé et beaucoup lu. Lire, c’est voyager ; voyager, c’est lire. On s’en aperçoit en l’écoutant. Il est bienveillant, cordial, ouvert, plein d’idées. Il parle français tout à la fois avec peine et avec facilité, avec peine par la prononciation, avec facilité par l’esprit. Sa façon est aimable, militaire, franche, et plaît sur-le-champ. Il est oncle de Mme  la duchesse d’Orléans.

Je le vis pour la première fois à Saint-Cloud, chez le roi, le 28 septembre 1844, veille de la remise des drapeaux d’Isly et de Mogador aux Invalides. Il m’accueillit avec une grâce parfaite. Nous causâmes de tout et d’autre chose encore. Je crois qu’il est lieutenant général au service de Prusse (feld-maréchal-lieutenant).

En 1831, au siège d’Anvers, il commandait une division contre nous dans l’armée hollandaise. Il a fait ses premières armes contre nous, et le hasard a voulu qu’il pût me le dire tout en restant obligeant. Ce fut même son premier mot : — Monsieur Victor Hugo, vous aviez un vaillant père, un franc soldat, un brave homme. J’étais, en 1814, devant Thionville, qu’il a admirablement défendue. Il a public un journal de ce siège qui est un excellent livre et que j’ai dans ma bibliothèque, — près des vôtres, a-t-il ajouté avec un sourire qui restait parfaitement spirituel et doux sous ses épaisses moustaches. Puis il a fait l’éloge des français. — Après avoir été les premiers dans la guerre, a-t-il dit, ils sont les premiers dans la poésie. C’est toujours la grande nation.

Il m’a parlé de Goethe et de Schiller, dont les tombeaux sont dans la chapelle ducale de Weimar, à droite et à gauche du tombeau de son grand-père. Ce fut son grand-père qui appela Gœthe à Weimar. Schiller vint de lui-même. Schiller, dans sa jeunesse, était si pauvre qu’il refusait quelquefois des lettres qui lui venaient par la poste, faute d’avoir de quoi payer le facteur. Une de ses filles a épousé un français nommé Junot ; parent, dit-on, du général. Deux noms illustres, a ajouté le duc, qui sont venus se rencontrer dans le mariage.

— Oui, ai-je repris, Schiller et Junot, Allemagne et France, c’est un beau mariage, en effet, c’est un symbole.

Le duc a visité toutes les cours de l’Europe, la Russie, l’Angleterre, Constantinople, une partie de l’Orient. Il me parlait fort gaiement des lazarets et de ses quarantaines. En Crimée, il a exploré les cavernes des anciens troglodytes qui ne communiquent avec le sol supérieur que par des puits profonds. L’échelle tirée, ils étaient chez eux. Il y a des traces de culte dans ces cavernes, de culte chrétien même ; des vierges Marie peintes dans le