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che pas nos petits hommes d’état de traiter la liberté en despotes, de mettre la France à leurs pieds, comme s’ils avaient des épaules à porter le monde. Pour peu que cela dure encore quelque temps, pour peu que les lois proposées soient adoptées, la confiscation de tous nos droits sera complète.

Aujourd’hui, on fait prendre ma liberté de poète par un censeur ; demain, on me fera prendre ma liberté de citoyen par un gendarme. Aujourd’hui, on me bannit du théâtre ; demain, on me bannira du pays. Aujourd’hui, on me bâillonne ; demain, on me déportera. Aujourd’hui, l’état de siége est dans la littérature ; demain, il sera dans la cité. De liberté, de garanties, de Charte, de droit public, plus un mot, néant. Si le gouvernement, mieux conseillé, ne s’arrête sur cette pente pendant qu’il en est temps encore, avant peu nous aurons tout le despotisme de 1807 sans sa gloire, nous aurons l’Empire sans l’Empereur.

Je n’ai plus que quatre mots à dire, Messieurs, et je désire qu’ils soient présents à votre esprit au moment où vous délibérerez. Il n’y a eu dans ce siècle qu’un grand homme, Napoléon, et une grande chose, la liberté ; nous n’avons plus le grand homme, tâchons d’avoir la grande chose.


Ce discours a été suivi d’applaudissements redoublés partant du fond et du dehors de la salle.

M. LE PRÉSIDENT : Une partie du public oublie qu’on n’est pas ici au spectacle.

Me CHAIX-D’EST-ANGE : Messieurs, deux questions ont été agitées dans ce procès ; l’une de compétence : il s’agit de savoir si vous pouvez apprécier un acte dont la régularité vous est déférée ; l’autre, du fond : il s’agit de savoir en fait si cet acte est légal, régulier, conforme à la Constitution et à la liberté qu’elle a promise.

Sur la première question, soulevée par moi-même, je dois entrer dans quelques détails. Je devrais négliger la seconde : incompétents que vous êtes, je ne devrais pas examiner devant la juridiction consulaire si l’acte de l’autorité administrative est légal et doit être aboli. Mais avant tout, Messieurs, il y a un devoir de conscience et d’honneur que l’avocat doit remplir. Il ne voudra pas laisser sans réponse les reproches qui sont adressés ; il ne voudra pas qu’il reste cette honte, il la repoussera, et ç’a été là, Messieurs, la première condition de ma présence dans la cause, que si l’on adressait des reproches graves à l’autorité que j’étais chargé de représenter et de défendre, je prendrais la parole sur le fond, et prouverais devant des hommes d’honneur que l’autorité a rempli son devoir.

J’espère que j’obtiendrai de ce public, si ardent pour la cause de M. Victor Hugo, si ami de la liberté, cette liberté de discussion qu’on doit accorder à tout le monde. Que personne ici ne se croie le droit d’interrompre un avocat dont jamais de la vie on n’a suspecté la loyauté ni l’indépendance. (Mouvement général d’approbation au barreau et dans l’enceinte du parquet.)

J’examine la première question, celle de compétence. Il y a des principes que dans toute argumentation il suffit, ce semble, d’énoncer, et qui ne peuvent jamais être soumis à aucune contradiction. Ainsi l’estime générale, ainsi l’expérience de tous les temps, ont consacré, de telle sorte qu’il n’est plus possible d’y porter atteinte, le principe de la division des pouvoirs dans tout gouvernement bien réglé.

Ainsi il y a le pouvoir législatif, c’est celui qui fait les lois ; il y a le pouvoir judiciaire, c’est celui qui les applique ; il y a le pouvoir administratif, c’est celui qui veille à leur exécution et à qui l’administration est confiée. Cette division n’est pas nouvelle. Le