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surtout trois chameaux au fond de la cour, les muscles de sa maigre figure s'étaient soudainement contractés. Quand tous les cavaliers eurent mis pied à terre, on l'invita à descendre de son véhicule. — Qu'est-ce que c'est, s'écria-t-il d'une voix sèche et courroucée, qu'est-ce que c'est que ces Tartares ? qu'est-ce que c'est que ces chameaux ? qu'on me conduise ici l'aubergiste. — A cette brusque interpellation, l'aubergiste s'était sauvé, et le globule blanc demeura un instant comme pétrifié. Sa figure était devenue subitement pâle, puis rouge, puis enfin olivâtre. Cependant il fit un effort sur lui-même, alla vers la voiture, mit un genou en terre, se releva, et s'approchant de l'oreille de son maître, lui parla quelque temps à voix basse ; le dialogue terminé, le grand Mandarin voulut bien descendre, et après nous avoir salué de la main et d'un air un peu protecteur, il se rendit comme un simple mortel dans la petite chambre qu'on lui avait préparée.

Ce triomphe que nous venions d'obtenir dans un pays dont l'entrée nous était interdite sous peine de mort (1)[1], nous donna un prodigieux courage. Ces terribles Mandarins, qui autrefois nous causaient une si grande épouvante, cessèrent d'être redoutables pour nous, aussitôt que nous osâmes approcher d'eux et les regarder de près. Nous vimes des hommes pleins d'orgueil et d'insolence, des tyrans impitoyables contre les faibles, mais d'une lâcheté extrême en présence des hommes d'un peu d'énergie. Dès ce moment

  1. (1) A cette époque l'ambassade française n'était pas encore venue en Chine ; il n'existait pas de traité en faveur des Européens. Tous les Missionnaires qui pénétraient dans l'intérieur, étaient, par le seul fait, condamnés à mort.