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Enfin le grand bélier après tous vient au pas,
Chargé de son lainage et de mon être habile.
Polyphème lui dit, l’ayant bien caressé :
« Cher bélier, pourquoi donc, toi le vieux chef de file,
Venir en queue ? Avant, loin d’être devancé,
Le premier tu savais brouter la fleur champêtre ;
Des fleuves le premier tu sondais le courant,
Et le premier rentrais au bercail attirant.
Aujourd’hui te voilà le dernier. De ton maître
Regretterais-tu l’œil ? Un méchant l’a crevé,
Aidé d’affreux soldats, me domptant par l’ivresse.
C’est Personne ; il n’est pas certe encore sauvé.
Ah ! si, doué de sens, d’une parole expresse,
Tu me disais quel coin à mes coups le soustrait,
Écrasée aussitôt, sa cervelle brouillonne
Irait joncher le sol ! cela mitigerait
Les maux que m’a causés l’exécrable Personne. »

À ces mots au dehors il lâche le bélier.
Parvenus loin de l’antre et de la cour ovine,
Je reprends terre, et cours mes compains délier.
Lestement nous poussons, par sentier et ravine,
Le troupeau bon marcheur jusqu’au navire ancré.
Nous revoir sains et saufs pour ma troupe a des charmes,
Mais luctueusement chaque mort est pleuré.
Moi, fronçant les sourcils, j’interromps toutes larmes,
Et prescris d’embarquer en hâte les captifs
À la belle toison, puis de repasser l’onde.
Mes rameurs vont s’asseoir à leurs bancs respectifs ;
D’un aviron rapide ils creusent l’eau profonde.

Lorsque du large encor peut s’entendre ma voix,