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coupés à coups de pioche ou détruits par la dynamite ; tantôt le sol était sillonné de longues tranchées irrégulières tracées par les Boers, tantôt par les blockhaus anglais avec leurs palissades hérissées de fil de fer épineux ; les troupes qu’on rencontrait laissaient passer la carriole sans trop de difficultés, car la nouvelle de la paix avait produit une détente générale, encore que beaucoup de gens fussent persuadés que ce serait seulement un armistice, le moment était favorable pour circuler dans la contrée.

Il était plus de minuit lorsqu’on atteignit la petite ville de Diesfountain. Rosenn offrit si cordialement l’hospitalité à ses nouveaux amis dans la famille d’un parent, qu’il n’y aurait pas eu possibilité de refuser sans la blesser. Il fallait d’ailleurs que Trekk, le petit cheval, pût se reposer pour l’étape du lendemain, et les voyageurs eux-mêmes avaient besoin de nourriture et de sommeil. Rosenn frappa donc à la porte et, malgré l’heure tardive, ils furent immédiatement accueillis avec cette cordialité grave et simple qui distingue les Boers. Il n’y avait que des femmes à la maison : une vieille grand’mère, sa bru, ses trois filles et une jeune servante ; après que les visiteurs eurent accepté une légère collation, les jeunes filles conduisirent Rosenn et Nicole à la chambre qu’elles devaient partager ensemble pendant qu’on accommodait Henri et Gérard dans une pièce du rez-de-chaussée et le bon petit cheval dans une écurie vide.

Le lendemain, à l’aube, on se remettait en route, après que Henri eut généreusement rétribué la servante et remercié ses hôtesses.

« Le nom de Nicole Mauvilain vous aurait assuré la bienvenue chez nous, même si nous n’avions pas eu le plus grand plaisir à vous voir vous-mêmes », répliqua l’aïeule, et ce n’était pas là une vaine formule, car l’hospitalité des Boers est passée en proverbe.

L’après-midi s’avançait lorsqu’on atteignit enfin la pauvre masure qui avait remplacé pour les Mauvilain la riante demeure de jadis. Au lieu de la ferme prospère, des champs plantureux, des nombreux serviteurs, une misérable cahute dont le toit de chaume protégeait mal les murs branlants ; au lieu de la mère de famille, trônant heureuse et honorée en face de son mari, à la tête de sa nombreuse lignée, une triste veuve au visage émacié, aux yeux brûlés par les larmes, qui se leva en sursaut au bruit de la porte, comme si tout nouvel incident ne devait lui amener que de nouveaux désastres et de nouvelles terreurs.

Quel cri déchirant en apercevant Nicole !… Les deux femmes demeurèrent longtemps enlacées, sanglotant dans les bras l’une de l’autre. Enfin Nicole, se dégageant doucement, se reculant pour mieux voir le cher visage : « Et le petit, mère ?… où est-il ?… » murmura-t-elle en tremblant. Mais chacun, en voyant vides les bras de la mère, avait compris…

« Mort, ma fille… mort, lui aussi !… je l’ai enseveli avant-hier… Ah ! si tu avais pu arriver à temps… »

Un nouveau flot de larmes s’échappa des yeux de Nicole ; dans sa dure captivité, dans sa lugubre solitude, elle avait si souvent rêvé à ce petit enfant, frêle fleur seule échappée au désastre. Elle s’était tant promis de relever dans le saint amour du sol natal, de le rendre digne de ses frères disparus !… Hélas ! lui aussi avait succombé ! il était allé grossir l’effroyable hécatombe des victimes innocentes, des malheureux êtres qui ont péri par milliers dans ce triste conflit !… Le courage qui avait fait de cette jeune fille l’égale des hommes les plus braves se fondait enfin et, serrée sur le cœur de sa mère, elle pleurait comme un enfant…

Henri, Gérard et Rosenn pleuraient comme elle, car il y avait dans la rencontre de ces deux douleurs quelque chose d’inexprimablement poignant…