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écuelle, creusée dans une verrue de chêne, et une cuiller d’étain, puis la ménagère servit à la ronde la soupe aux oignons, le tourrin traditionnel… Estèphe, qui s’était endormi, se réveilla au bon moment… Un solide morceau de pain et une tranche de tchitchoun[1] complétèrent le frugal repas.

Tout étonnait Riquet, et cependant il n’avait jamais mangé d’aussi bon appétit… Lui qui d’ordinaire faisait le difficile, réclamait du pain mollet et laissait dans son assiette les fins morceaux qu’on lui servait, dévora, sans en perdre une miette, le pain dur et le lard… Les émotions creusent… Le déjeuner du matin n’était plus qu’un souvenir !

Après le souper, le père dit :

« Et les leçons, ne les apprend-on pas ce soir ? »

Véronique courut à son panier et en retira deux livres ; elle en passa un à Estèphe et garda l’autre, puis, les doigts dans les oreilles pour échapper aux distractions, elle se plongea dans sa tâche du jour.

Riquet s’ennuya vite de se tourner les pouces et il se rapprocha de la fillette :

« Qu’apprenez-vous ? demanda-t-il.

— L’histoire de Jeanne d’Arc !

— Justement, je dois la réciter demain matin à mon précepteur… Voulez-vous me permettre de l’apprendre en même temps que vous ? »

Elle lui fit place sur l’escabeau et les deux enfants s’absorbèrent dans leur lecture.

Pendant ce temps, le résinier arrangeait le manche de sa hache au tranchant courbe, son hapchot, comme on dit en Médoc, et sa femme lavait la vaisselle.

Au bout d’une demi-heure, Osmin laissa ses outils :

« Eh bien ? demanda-t-il, sait-on ses leçons ? »

Estèphe apporta son livre et récita sans broncher les capitales de l’Europe.

« C’est bien ! dit le père. À Véronique, maintenant ! … »

La fillette, nullement troublée, raconta l’émouvante histoire de cette jeune bergère que Dieu choisit pour délivrer la France.

À son tour, elle reçut des éloges.

« Faisons la prière… et au lit », conclut la mère.

Tout le monde s’agenouilla sur la terre battue. Au loin, on entendait la grosse voix de l’Océan que la tempête avait tiré de son assoupissement ; le vent hurlait de nouveau à travers les arbres et pourtant, dans l’humble cabane de bois, isolée, comme abandonnée au milieu de ce pays sauvage, on se sentait tout près du bon Dieu…

« Le petit couchera avec Estèphe », déclara Osmin en se relevant.

Il ouvrit une porte qui donnait sur un étroit réduit, encombré de planches et d’outils.

Le lit, de fabrication indigène, portait des draps très propres. Riquet s’y glissa le premier…

« Comme le matelas est dur, s’écria-t-il aussitôt. Qu’avez-vous mis dedans ?

— Du varech ! répondit Estèphe. Il n’en manque pas sur la côte ! »

L’oreiller n’était pas plus tendre, mais l’enfant gâté n’eut pas le loisir de s’en apercevoir. La fatigue de la journée ferma ses yeux et il ne se douta pas qu’un second orage passait au-dessus de sa tête, et que le vent secouait la cabane avec fureur, comme si elle eut été une barque frêle sur une mer démontée.

IV

Biquet se réveilla en entendant Mme Osmin crier de sa voix rude :

« Dépêchez-vous, les enfants, vous arriverez en retard à l’école…

— Est-elle bien loin, ton école, Estèphe ? demanda Riquet, en sautant hors du lit, les yeux lourds de sommeil.

  1. Lard.