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entrevoyait en une effrayante perspective, se heurtant et se brisant au-dessous d’elle. Une nature plus nerveuse n’aurait pu soutenir cette effroyable tension, la sensation écrasante de solitude, de responsabilité… Rien sur elle que le ciel ; rien au-dessous que l’Océan tumultueux ; pas une terre, pas un navire en vue ; ses seuls compagnons, blessés, l’un mourant peut-être, l’autre à peu près hors d’état d’agir en cas de péril imminent… Mais la jeune fille tenait de ses pères hollandais un calme et un sang-froid qui, joints au courage indomptable des vieux huguenots cévenols, la rendaient inaccessible à la crainte. Son jeune visage penché sur le disque, ne regardant ni à droite ni à gauche, toutes ses facultés tendues vers le but de tenir l’oiseau géant dans la route indiquée, elle s’oubliait elle-même pour ne penser qu’à sa tâche.

Tout à coup Gérard tressaillit et se redressa. Son premier regard lui montra Nicole à la manœuvre et Henri brûlant de fièvre.

« Nicole !… Je suis impardonnable !… M’endormir en un moment pareil !…

— Vous êtes tout pardonné. J’étais heureuse de vous voir prendre du repos.

— Donnez-moi votre place et déjeunez avant toute chose. Il faut conserver vos forces. Les provisions sont là… »

Cédant son poste à Gérard, Nicole obéit simplement et, lui ayant apporté à déjeuner après avoir elle-même touché des lèvres à une légère collation, elle s’empressa de revenir auprès d’Henri ; elle changea le pansement, baignant la nuque, les tempes, la paume des mains du blessé. Elle eut bientôt la joie de voir s’effacer le pli d’angoisse qui contractait son front, ses yeux s’ouvrir et fixer sur elle un regard conscient :

« Nicole !…

— C’est bien moi !… Je suis là avec Gérard, cher Henri.

— Là ?… où donc ?… qu’est-il arrivé ?… Où sommes-nous ?…

— Dans l’Epiornis, — en plein Océan, à mille mètres de hauteur.

— Dans l’Epiornis ?… »

Henri voulut se soulever, mais il retomba, épuisé par cet effort.

« Chut ! ne bougez pas. Si vous restez parfaitement tranquille et immobile, votre guérison sera plus prompte.

— Ma guérison ?… Mais je ne suis pas malade ! …

— Vous avez reçu un coup de feu à la nuque, en quittant le camp de concentration ; par un hasard, la balle n’a pas pénétré. Vous gardez un peu de fièvre, qui rend le repos indispensable ; mais, soyez-en sûr, avec du calme, la guérison ne peut tarder.

— Pourtant, je suis immobilisé…

— Gérard et moi nous ferons la besogne, voilà tout… répliqua Nicole avec un vaillant sourire.

— A-t-on jamais vu malchance pareille !… Ces choses n’arrivent qu’à moi !…

— Garde quelques invectives pour ton frère, qui est encore le plus maladroit, riposta Gérard. En culbutant, la tête la première, dans l’Epiornis, je n’ai rien eu de plus pressé que de me fouler le poignet.

— Te fouler le poignet !…

— Et me cogner la tête, par-dessus le marché ! …

— Dans ce cas, l’erreur a été de monter ! s’écria Henri en s’agitant. Il fallait rester à Ceylan.

— Avec toutes les troupes anglaises à nos trousses ?… Non, merci bien !… C’est par miracle que nous avons pu leur échapper. Et, ma foi, comme je n’avais aucune envie que nous retombions dans leurs filets les uns ou les autres, comme nous étions en route, j’ai cru devoir continuer…

— Avec Nicole à bord !… Si nous étions seuls, encore !…

— Nicole est un aéronaute-né. Je dois t’avouer que j’ai mis le comble à mes crimes