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une dalle. Exquis, le déjeuner ; et combien délicieuse l’eau pure que j’avais la profonde satisfaction de boire, servie parce monsieur Barca qui l’allait puisera une source coulant au pied de la montagne, tandis que je ressentais l’égoïste bonheur chanté par Lucrèce, dans des vers, dont la traduction, — un peu libre, — pourrait être :

Ah qu’il est doux de ne rien faire
Quand tout s’agite autour de vous !

Du café à l’arabe, bouilli sur du feu d’alfa, une goutte de cognac versée de la gourde de M. Naimon, achevèrent de me remettre de mes fatigues.

Après quoi ce fut l’heure de se poster. Me postant, par une délicate attention pour mes jambes lassées, à l’endroit même où nous avions déjeuné, les autres s’éloignent, je ne sais où.

Voyons ; mon fusil est chargé ? oui ; parfait ! chevrotines à gauche, balle à droite. Tout est bien : qu’ils y viennent maintenant, messieurs les « arouïs ![1] »

Étendu derrière le rocher, prévenu du reste que j’en ai pour une demi-heure au moins d’attente, je laisse errer mon regard mollement devant moi. Je prête à ce qui m’entoure une attention médiocre ; peu m’importent ces mamelons, ces plateaux, même ce piton pointu, d’un noir métallique patiné de vert et brillant sous le soleil, — montagne de sel, pourtant ! — la boutique où Slimane et ses administrés s’approvisionnent d’assaisonnement pour leurs tadjinns ? Bah ! je sais ce que c’est ! Pensons à autre chose. Et je monologue. Une chasse au mouflon dans le Sud Oranais : Hé ! ce n’est pas ordinaire. Qu’ils seront « bleus » les petits camarades ! Et maman, donc ! Je l’entends me dire : « Comment, René, c’est toi qui as tué cette bête ? » car j’en tuerai un ; j’en rapporterai la peau à maman…

Tiens, mais qu’ai-je entendu ? Soulevons-nous un peu sur les coudes, pour voir. Rien ; je n’entends plus rien ; je ne vois rien. Trop longue cette attente. Recouchons-nous. Là ; on est bien ainsi ! mais où en étais-je donc de mon rêve ? Oui, la stupéfaction de maman, lorsque je lui montrerai la peau du mouflon que je vais tuer…

Cette fois, je ne me trompe pas ; j’ai bien entendu quelque chose ; des cris lointains, dirait-on, là, sur ma droite ? Mais… c’est un, deux, trois, quatre mouflons qui se suivent. Vite en joue. Ils approchent ; ils passeront à peine à soixante mètres de mon poste. Voilà le moment : feu ! Encore feu ! oh les sales bêtes ! Je les ai manquées ; les voilà disparues dans un bas-fond ; impossible de les suivre. Hélas ! Adieu les mouflons et leurs peaux, et l’admiration des camarades, et l’orgueil de maman. Être bredouille et l’avoir eu si belle !…

Pan ! pan ! pan ! pan !

Quatre coups partent derrière moi ; cris, appels. Bien que ce soit imprudent, je n’y tiens plus ; je cours de ce côté et j’aperçois, à deux cents mètres au plus, M. Naimon, assis fièrement sur la croupe d’un mouflon qu’il vient d’abattre. Que je l’enviai ! Slimane, lui, avait disparu, sur les traces d’un autre « arouï », me dit-on, lequel, touché à deux reprises, était tombé sur les genoux, perdant son sang, puis soudain, relevé d’un bond désespéré, avait retrouvé la force de s’enfuir.

Il revint un peu plus tard, le caïd au doux sourire ; son mouflon courait encore : ce fut ma consolation. J’en eus deux autres : d’abord le cadeau que M. Naimon me fit de la dépouille de sa victime ; ensuite le plaisir que je goûtai, le soir même, de manger du mouflon. Sa chair me parut peu différente, comme goût, de celle du bœuf. Il aurait fallu, il est vrai « l’attendre » un peu ; mais nous n’en avions pas le temps. J’en mangeai avec plaisir, mais combien j’aurais été plus heureux si j’avais pu m’enorgueillir de l’avoir tué !

Enfin ! on ne saurait tout avoir.

(La suite prochainement.) Michel Antar.

  1. El arouï — le mouflon.