Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/654

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
262
JULES VERNE

Mais n’était-il pas encore temps de fuir, de se lancer à la recherche du bâtiment ?… Déjà, du oôté de l’est, perçaient les premières lueurs… Cinq heures approchaient… Quelques fraîcheurs matinales se faisaient sentir… Soudain, les vapeurs remontèrent et dégagèrent la surface de l’Océan. La vue put s’étendre sur un rayon de trois à quatre milles…

Le navire en vue, profitant des premiers souffles, s’éloignait dans la direction de l’est… Il fallait renoncer à tout espoir de se réfugier à son bord.

Cependant aucun bruit ne se faisait entendre sur le pont de l’Alert. Nul doute que Harry Markel et l’équipage ne fussent encore plongés dans le sommeil. Le matelot de quart ne s’était même pas aperçu du retour de la brise alors que la voilure désorientée battait contre les mâts.

Eh bien, puisque les passagers n’avaient plus à espérer d’autre salut, il leur fallait devenir maîtres de l’Alert !

Ce coup d’audace, Will Mitz, après l’avoir conçu, s’apprêtait à l’exécuter. Ce qu’il voulait faire, il le dit en quelques mots à voix basse. Louis Clodion, Tony Renault, Roger Hinsdale, comprirent. C’était l’unique chance, puisque personne n’avait vu ni partir ni revenir l’embarcation.

« Nous vous suivrons, Will Mitz… dit Magnus Anders.

— Quand vous voudrez », dit Louis Clodion.

Le jour pointant à peine, il s’agissait de surprendre l’Alert avant que l’éveil eût été donné, d’enfermer Harry Markel dans sa cabine et l’équipage dans le poste. Puis, aidé des jeunes garçons, Will Mitz manœuvrerait de manière, soit à regagner les Antilles, soit à rejoindre le premier bâtiment qui croiserait sa route.

Le canot glissa sans bruit le long de la carène et s’arrêta à la hauteur des porte-haubans du grand-mât, à bâbord. En s’aidant des ferrures et des capes de mouton, il serait facile d’enjamber la lisse et de prendre pied sur le pont. Aux porte-haubans du mât d’artimon, étant donnée la hauteur de la dunette, l’escalade eût été plus difficile.

Will Mitz monta le premier. À peine avait-il la tête au niveau du bastingage qu’il s’arrêta et fit signe de ne point bouger.

Harry Markel venait de quitter sa cabine et observait le temps. Comme les voiles claquaient sur les mâts, il appela l’équipage pour l’appareillage.

Les hommes dormaient, personne ne lui répondit, et il se dirigea vers le poste.

Will Mitz, qui suivait ses mouvements, le vit disparaître par le capot.

C’était le moment d’agir. Mieux valait ne point être obligé d’enfermer Harry Markel et peut-être d’engager une lutte dont le bruit aurait été entendu de l’avant. Lorsque tous les hommes seraient emprisonnés dans le poste, on saurait les empêcher de sortir avant l’arrivée aux Antilles, et, si les alizés tenaient, en trente-six heures on aurait connaissance de la Barbade.

Will Mitz sauta sur le pont. Les jeunes garçons le suivirent, après avoir amarré le canot, où était resté M. Patterson, et ils rampèrent de manière à n’être ni vus ni entendus.

En quelques secondes, ils eurent atteint le capot du poste, dont la porte fut refermée extérieurement. Puis l’épais prélart goudronné qui le protégeait en cas de mauvais temps fut fixé par des espars sur ses bords. Et maintenant, Harry Markel compris, tout le personnel du bord était prisonnier. Il n’y aurait plus qu’à surveiller ces misérables jusqu’au moment de les livrer, soit à quelque bâtiment rencontré en route, soit au premier port des Antilles où relâcherait l’Alert.

Le jour se faisait peu à peu. Les volutes de brume remontaient dans l’espace. L’horizon s’élargissait sous les premières lueurs du matin.