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JULES VERNE

qu’il voulût rien laisser paraître de ses inquiétudes.

En effet, depuis près d’une heure, l’embarcation errait au milieu des brumes. Elle n’avait pas rencontré le navire, bien qu’elle eût marché dans sa direction relevée la veille.

Mais Will Mitz, n’ayant pas de boussole, n’avait pas même pu se guider sur les étoiles, et plus de temps s’était écoulé qu’il ne lui en aurait fallu pour accoster le bâtiment. Or, si on l’avait dépassé, que faire ?… Revenir vers l’est ou vers l’ouest ?… Ne serait-ce pas courir le risque de se retrouver dans les eaux de l’Alert ?… Ne valait-il pas mieux attendre au large que le brouillard se fût dissipé, et, peut-être, serait-ce au lever du soleil, c’est-à-dire dans quatre ou cinq heures ?… Le canot rejoindrait alors le navire, et, en admettant que les fugitifs fussent aperçus de l’Alert, Harry Markel n’oserait pas les poursuivre. La situation deviendrait très mauvaise pour ses compagnons et lui…

Il est vrai, d’ici là, qui sait si un peu de brise n’aurait pas permis à l’Alert de s’éloigner vers le sud-est ? Aussi Will Mitz comprenait-il à présent pourquoi Harry Markel avait mis le cap en cette direction. Par malheur, l’autre bâtiment aurait eu toute facilité pour continuer sa route en sens inverse, et, le jour venu, il ne serait plus en vue. Que deviendrait alors l’embarcation, avec les onze passagers qu’elle portait, à la merci du vent et de la mer ?… En tout cas, Will Mitz manœuvra de manière à rester, autant que possible, à longue distance de l’Alert.

Une heure après minuit, rien de nouveau. Une vive inquiétude commençait à se manifester chez quelques-uns des fugitifs. Pleins d’espoir en partant, ils se disaient qu’avant une demi-heure ils seraient en sûreté. Or, depuis deux heures déjà, ils couraient à la recherche du bâtiment au milieu de cette profonde nuit.

Louis Clodion et Roger Hinsdale, montrant une grande énergie, réconfortaient leurs camarades, lorsque quelque plainte, quelque défaillance, se faisaient sentir ou entendre, à défaut de M. Patterson, qui ne semblait plus avoir conscience de rien.

Will Mitz les secondait :

« Ayez bon espoir, mes jeunes messieurs, répétait-il. La brise ne s’est point levée, et le navire doit être là… Lorsque ces brumes se dissiperont avec le jour, nous l’apercevrons alors que notre embarcation sera loin de l’Alert, et il suffira de quelques coups d’avirons pour être à bord ! »

Cependant Will Mitz était extrêmement anxieux, bien qu’il n’en voulût rien laisser paraître, en songeant à une éventualité qui risquait de se produire.

N’était-il pas à craindre qu’un de ces bandits eût découvert la fuite des passagers, que Harry Markel sût maintenant à quoi s’en tenir, qu’il se fût embarqué dans le second canot avec quelques-uns de ses hommes ?…

Cela était possible, après tout. Ce misérable n’avait-il pas un intérêt majeur à reprendre les fugitifs, puisque les calmes empêchaient l’Alert de quitter ces parages ?… Et même, la brise lui eût-elle permis d’éventer ses voiles, ne courait-il pas le danger d’être poursuivi par ce navire, plus rapide et assurément plus fort que le sien et dont le capitaine serait au courant de la situation ?…

Aussi Will Mitz tendait-il l’oreille aux moindres bruits qui se propageaient à la surface de la mer. Parfois il croyait entendre un va-et-vient d’avirons à faible distance, ce qui eût indiqué que l’embarcation de l’Alert était à leur poursuite.

Alors il recommandait de ne plus nager. Le canot, immobile, n’obéissait qu’aux lentes oscillations de la houle. Tous écoutaient en silence, avec la crainte que la voix de John Carpenter ou de tout autre sortît des brumes…

Une heure s’écoula encore. Louis Clodion et ses camarades se relayaient aux avirons, uni-