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Charles. — Qu’est-ce que cette Jacqueline ?

Gruthuse. — Une veuve, très brave femme. Deux de ses fils ont été tués à la guerre ; son dernier, qui était bûcheron, a été écrasé l’an passé par la chute d’un arbre. Elle est toute seule maintenant. Je lui ai offert asile dans une de mes fermes ; elle n’a pas voulu quitter la forêt : « Non, non, messire, m’a-t-elle dit, j’y suis née, je veux y mourir. »

Charles. — De quoi vit-elle ?

Gruthuse. — Elle possède un petit jardin, quelques poules, une chèvre. Elle a aussi son fuseau : il lui faut peu. La voici, monseigneur.


Scène II

Les mêmes, JACQUELINE, chargée d’un fagot. Elle entre sans voir les deux hommes et jette son fardeau par terre.

Jacqueline. — Je n’en puis plus ! cette maudite pluie m’a fait courir, et à mon âge ! (Elle respire bruyamment, puis apercevant ses hôtes.) Des Seigneurs chez moi ! (Reconnaissant le gouverneur.) Messire de Gruthuse !

Gruthuse. — Oui, mère Jacqueline, avec M… (Charles le tire par la manche, il se reprend), avec un seigneur de la cour. Nous nous sommes écartés de la chasse ; la pluie nous a surpris et je me suis dirigé vers votre chaumière, pensant que nous y serions les bienvenus.

Jacqueline, faisant la révérence. — Sûrement, messire de Gruthuse, que vous êtes le bienvenu (nouvelle révérence), ainsi que votre ami (à part), un beau seigneur, mais qui ne me revient pas autant que notre gouverneur.

Charles. — Nous avons grand’faim. Pouvez-vous nous donner quelque chose à manger ?

Jacqueline. — Oui. J’ai du lard et des œufs ; je vous aurai bientôt fait une omelette.

Charles. — Qu’elle soit grosse !… je me sens une faim de loup.

Jacqueline. — Tant mieux, messire, car l’appétit, à ce qu’on dit, est un grand maître queux, et il vous assaisonnera comme il faut ma maigre cuisine.

Charles. — Bon ! mais dépêchez-vous ?

Jacqueline, à part. — Je le trouve arrogant, ce jeune homme, de me commander comme ça, quand messire de Gruthuse ne dit mot. (Les deux hommes se sont assis. Jacqueline casse son bois, allume son feu, met sur la table des assiettes de bois et des gobelets d’étain, puis une miche de pain noir et un broc de bière.)

Charles. — Vous l’aimez donc bien, votre forêt, la mère, que vous n’avez pas voulu la quitter ?

Jacqueline. — Bien sûr que je l’aime. Pensez donc, mon père était bûcheron, comme son père, son grand-père et tous ses aïeux depuis je ne sais combien de centaines d’années. Mon mari aussi était bûcheron, de même mon fils cadet, mon cher enfant, qui est maintenant en paradis. (Elle se signe et s’essuie les yeux avec le coin de son tablier.) Nous sommes gens des bois, nous autres, nous ne pourrions pas vivre ailleurs. (Elle a, tout en parlant, fini de mettre le couvert. Elle retourne vers la cheminée, coupe son lard et casse ses œufs.) Vous aussi, messire de Gruthuse, vous l’aimez bien, notre forêt ; mais qu’il y avait longtemps que vous n’y étiez venu chasser !

Gruthuse. — C’est que j’ai eu de grandes affaires, Jacqueline. Notre jeune duc visite ses États de Flandre. Il est arrivé depuis peu en Zélande, et il m’a fallu lui en faire les honneurs.

JACQUELINE, posant sa poêle et se rapprochant. — Vous l’avez vu ?

Gruthuse. — Naturellement. Il est mon hôte à Middelbourg.

Jacqueline. — J’aimerais bien le voir aussi. Est-ce qu’il ressemble à son père, notre cher duc Philippe ? Est-ce qu’il est bon comme lui ? (Soupirant.) Ah ! non, bien sûr ; les fils ne valent jamais leur père.

Charles, souriant. — Vous croyez ?

Jacqueline. — Nous l’aimions tant, notre ancien duc ! on l’appelait le Bon.

Gruthuse. — Le nouveau, on le nomme le Hardi…

Jacqueline, tristement. — Le Hardi !