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et qu’ils meurent de faim, s’écria Gérard, jetant à terre ses ballots. Tiens, Le Guen, allume leur vite un bon feu de joie, comme tu sais les faire, avec ces goémons préhistoriques — car nous nageons en pleine préhistoire — qui pendent à tous les coins. Et vous, chers amis, quand vous serez un peu restaurés et réchauffés, expliquez-nous bien nettement quels articles de votre bagage il nous reste à hisser jusqu’ici. Il va de soi, j’imagine, que vous ne désirez emporter que le strict nécessaire ? »

Ici, le bon Wéber, d’habitude si distrait, quitta la contemplation de son squelette pour fixer sur le jeune homme un regard subitement attentif :

« Que dis-tu là, Gérard ? Que parles-tu pour nous d’emporter tel ou tel objet ? Songerais-tu par hasard à nous fausser compagnie ? »

Et Gérard, qui avait instinctivement fait le silence sur ce côté de l’affaire, prévoyant des complications, expliqua l’ultimatum du commandant, et les raisons qui semblaient le justifier.

« Bien ! dit Wéber d’un ton ferme ; la prétention n’est pas déraisonnable, et j’y souscris volontiers, pour l’intérêt de la paix générale. Seulement, vous vous êtes trompés en choisissant l’otage. Il n’y en a, il ne peut y en avoir qu’un : c’est moi ! »

En vain, les deux frères protestèrent : il demeura inébranlable.

« Il y a, ce me semble, un argument qui prime tous les autres, disait Gérard : c’est que vous êtes indispensable au fonctionnement de l’aviateur.

— Je ne le suis point. Ma partie, c’est la carcasse. Quand j’y aurai mis la dernière main, je rentrerai dans le rang. Il n’y aura plus rien à faire pour moi.

— Et s’il advenait une nouvelle catastrophe ?

— Nous prendrons des mesures préventives… Gérard, Henri, ne m’affligez pas en insistant davantage. Je refuse de partir ! »

Rarement M. Wéber manifestait une préférence, un désir, une volonté personnelle. Placide et doux, éternellement satisfait des gens et des choses, il se laissait d’habitude mener comme un agneau ; mais tous savaient que, lorsqu’une fois il se prononçait, c’était à bon escient et que rien ne pourrait le faire démordre de son idée.

Les deux frères se turent, mal convaincus, n’envisageant qu’avec la plus extrême répugnance la pensée de laisser leur vieil ami dans cette captivité, pendant qu’eux-mêmes prendraient la clef des champs, mais forcés au silence par le ton d’imposante autorité du digne savant.

Ce fut alors le tour de Le Guen de se jeter dans la mêlée, lorsqu’on lui expliqua l’état des affaires.

Au plaisir sans mélange que lui avait causé l’heureuse découverte de Gérard, succéda la consternation. Lui aussi protesta énergiquement :

« Est-il besoin d’aller chercher midi à quatorze heures ?… Parler de garder en otage M. Gérard ou cet excellent M. Wéber ?… C’est moi qui dois demeurer, disait l’honnête serviteur. Ça, c’est raisonnable. Auriez-vous le cœur, dites-moi, de reparaître devant mamzelle Lina sans lui ramener son papa ou son promis ?

— Et toi, lui rétorquait Gérard, crois-tu que nous serions plus fiers de paraître sans toi devant Martine ?

— Martine ? C’est moi qui recevrais une bordée, si elle me voyait me carrer dans une bonne voiture, après avoir laissé nos maîtres trimer dans leur île déserte. Je vous dis que je n’oserais pas tant seulement la regarder ! … »

« Tout compte fait, remarquait Henri, quelques jours plus tard, tout en s’activant aux divers apprêts compliqués que nécessitait la reconstitution de la machine, qu’on voulait