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« Il n’y a pas à dire, pensait-il, tout en gravissant la pente abrupte et rocailleuse, nous sommes perdus sans ressource. Inutile de se faire des illusions. Il faudrait un miracle pour nous tirer d’ici… Et de quel droit l’attendrions-nous ? Pourquoi les lois immuables de la nature changeraient-elles à notre profit ?… Parce que nous avons l’ardent désir de vivre, de revoir ceux qui nous sont chers et de ne pas mourir comme des renards au fond de ce trou polaire ? Excellentes raisons, sans nul doute… Mais est-ce que ces milliards d’humains qui nous ont précédés dans l’Éternité, depuis que ce globe terraqué roule à travers les espaces, n’avaient pas, juste autant que nous, le désir de vivre, l’amour de leurs proches, l’ambition légitime de ne pas disparaître sans laisser leur trace ici-bas ? N’ont-ils pas été forcés de s’incliner devant l’inévitable ?… Que ce soit de maladie ou de mort violente, glorieusement sur un champ de bataille, ou obscurément dans son lit, tout mortel doit passer un jour ou l’autre par la porte fatale… Force lui sera de déposer le fardeau de la vie, de même qu’il l’a assumé sans que sa volonté ait eu la moindre part dans cet événement. Il faut donc se résigner, car rien ne sert de protester. Et, après tout, qu’importe que cette mort inévitable qui nous guette saisisse sa proie demain, dans huit jours, ou dans quarante ans d’ici. Puisque cette terminaison est la seule chose certaine de notre existence, tâchons de l’examiner avec sang-froid et de l’accepter sans récriminations puériles…

« … Et pourtant, c’est dur !…

« … Oui, j’ai peine à accepter la pensée de ne plus revoir aucun des miens, de ne plus embrasser mon père, ma mère, ma sœur bien-aimée…, de voir disparaître mon frère, cette noble intelligence, ce cœur généreux, sans que sa tâche soit remplie, sans qu’il ait donné sa mesure au monde… Moi-même, il me semble que j’aurais pu faire quelque chose…

« … C’est égal, ma vie n’aura pas été longue, mais il faut convenir qu’elle n’aura pas été banale », poursuivit Gérard tout haut en arrivant au sommet du massif granitique et en se laissant tomber sur le roc pour reprendre haleine un instant, car la montée était rude et l’air glacial lui avait serré les tempes et la poitrine comme dans un étau.

« Avoir traversé l’Afrique de part en part à quinze ans, pour venir s’échouer à vingt-trois sur un îlot antarctique et y périr abandonné, ce n’est pas le lot de tout le monde… Et dire que j’aurais pu être notaire, avocat, médecin, négociant — voire juge — comme tant de mes camarades de collège, qui siègent en ce moment même sur quelque rond de cuir ou quelque chaise curule, sans penser à moi ni à mes aventures !

« … Eh bien ! franchement, je n’envie pas leur lot ni la sécurité de leur existence… Si je pouvais seulement serrer maman dans mes bras, une pauvre petite fois encore !… »

Gérard sentit ses yeux se mouiller, mais, secouant résolument la tête :

« Allons, pas d’attendrissement inutile !… pas de faiblesse ! Explorons cette maudite mer… »

Il promena son regard autour de l’horizon. De cette hauteur, le cercle de la mer paraissait sans limites ; la monotone procession des icebergs continuait au loin, tandis qu’aux alentours de la côte une croûte de glace étincelante commençait à se former. On eût dit que l’île était le centre d’un monde en train de se pétrifier.

« C’est bien fini !… Nous sommes définitivement morts et nous ne tarderons pas à être enterrés sous ces glaces », pensa Gérard debout, les bras croisés sur la poitrine. « Ah ! si nous avions des ailes pour sortir d’ici !… »

En ramenant ses yeux auprès de lui, il recula tout à coup avec une exclamation involontaire.

Une large anfractuosité bâillait à sa droite,