Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/579

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dès que le navire pourrait les entendre, afin d’attirer plus sûrement son attention.

D’instant en instant, il se dessinait plus nettement sur l’horizon, bien qu’il voguât encore à une très grande distance. L’œil à la longue-vue, le commandant ne bougeait plus. Derrière le petit groupe d’hommes, la flamme du bûcher de goémons montait droite et blanche dans l’air calme, pâlie par le soleil, surmontée d’un filet de fumée noire. De loin, elle devait présenter une apparence spectrale, un de ces phénomènes étranges qui abondent sur les plaines tumultueuses de l’Océan et que le marin apprend à la longue à considérer avec une sorte d’indifférence…

Le navire approchait toujours ; on distinguait maintenant la forme pyramidale de sa structure, tachant d’un flocon d’argent l’azur pâle du ciel, l’azur plus sombre des vagues.

Immobiles, penchés en avant, retenant leur baleine, les naufragés attendaient sans un mot, toute leur âme dans leurs yeux…

Tout à coup, le navire parut changer de forme. Au lieu d’une ligne verticale, il dessina un instant sur l’horizon un trait allongé ; puis il reprit son apparence première… et lentement, lentement, ainsi qu’un fantôme s’évanouirait, il commença à décroître dans le lointain.

« Ils s’en vont !… »

Ce cri jaillit de toutes les poitrines, impétueux comme un rugissement ; et, tandis que le commandant et son second déchargeaient leurs carabines avec un crépitement qui se répercuta au loin sur la mer calme, les hommes, perdant tout sang-froid, éclataient en imprécations, en gémissements, en cris, montrant le poing, suppliant, menaçant, ordonnant aux sauveurs de revenir vers eux.

À ce moment, une détonation partit du Silure. Gérard, dévalant au grand trot jusqu’à la mer, s’était jeté sur l’épave et tirait le canon.

Hélas ! c’était un canon de sous-marin, à poudre moderne, et qui ne parlait guère plus haut qu’une carabine.

Sa voix ne fut pas entendue.

Sourd à ces appels, le navire poursuivait sa route invertie. Diminuant toujours, il ne tarda pas à s’effacer dans le lointain…

Pâles, les dents serrées, les officiers et les Français le regardaient disparaître : un incident tragique vint soudain ramener leur attention vers les malheureux dont la rage et la cruelle déception s’exhalaient sans mesure à leurs côtés. Un jeune matelot d’esprit assez faible, nommé Harry Logan, ne pouvant supporter sa déconvenue, se précipita à corps perdu du haut de la falaise, criant qu’il allait poursuivre le vaisseau à la nage et le faire revenir. Le pauvre garçon, heurtant du crâne les rochers à pic, fut projeté au loin comme une bombe et disparut dans la mer à plus de cinquante mètres de distance… Muets d’horreur, les assistants virent reparaître au bout de peu d’instants à la surface son corps inerte. Une tache rouge s’élargissait autour de lui ; ce n’était plus qu’un cadavre, que les lames puissantes emportaient déjà vers le large, comme un jouet brisé…

« Silence ! ordonna le commandant en promenant un regard sévère sur le groupe tumultueux des matelots ; que l’exemple de ce malheureux nous apprenne à supporter virilement une déception aussi cruelle pour les uns que pour les autres !… »

Et, reprenant d’un pas raide le chemin de la grève, tandis que les hommes honteux se pressaient derrière lui comme un troupeau de moutons :

« Vous aviez raison, dit-il à Henry. Ils ont pris notre fanal pour un volcan en activité, et n’ont eu garde de s’en approcher.

— Ils auraient bien dû essayer de s’en assurer ! … que diable, ils doivent pourtant avoir des longues-vues à bord, murmura Gérard avec colère. Tas d’empaillés !… Enfin !… Patience !… Puisqu’un navire est passé en vue