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JULES VERNE

depuis l’abandon des travaux du canal de Panama, qui les laissa sans ouvrage.

L’ancienne habitation Hinsdale, où demeurait M. Edward Falkes, était vaste et confortable. Située à l’extrémité de la ville, elle pouvait aisément loger les passagers de l’Alert. Roger, qui tenait à en faire les honneurs, leur proposa de s’y installer pendant la durée de la relâche. Chacun aurait sa chambre et M. Patterson occuperait la plus belle de toutes. Il va de soi que les repas seraient pris en commun dans la grande salle à manger, et que les voitures du domaine seraient à la disposition des touristes.

La proposition de Roger Hinsdale fut acceptée avec empressement, car, en dépit de sa morgue originelle, le jeune Anglais était généreux et serviable, bien qu’il agît toujours avec une certaine ostentation vis-à-vis de ses camarades.

Du reste, s’il ressentait quelque jalousie, c’était plus particulièrement envers Louis Clodion. À Antilian School, toujours rivaux, ils se disputaient les premières places. On n’a point oublié qu’ils étaient arrivés tous deux en tête du concours pour les bourses de voyage, dead heat, comme on dit sur les champs de course, ex æquo, — disait Tony Renault, — ce qu’il traduisait par « le même cheval » en jouant sur les mots equus et æquus, au grand scandale du susceptible mentor.

Dès le premier jour, les excursions commencèrent à travers les plantations. Les forêts superbes de cette île, l’une des plus salubres des Antilles, n’en couvrent pas moins des quatre cinquièmes. On fit l’ascension du morne Fortuné, haut de deux cent trente-quatre mètres sur lequel sont établies les casernes, des mornes Asabot et du Chazeau — rien que des noms français, on le voit — et où est installé le sanatorium. Puis, vers le centre, les touristes visitèrent les Aiguilles de Sainte-Alousie, cratères endormis qui pourraient bien se réveiller un jour, car les eaux des étangs voisins s’y maintiennent en ébullition constante.

Ce soir-là, de retour à l’habitation, Roger Hinsdale dit à M. Patterson :

« À Sainte-Lucie, il faut aussi se défier des trigonocéphales comme à la Martinique… Il y a des serpents dans notre île… et non moins dangereux…

— Je n’en suis plus à les craindre, déclara M. Patterson, qui prit une attitude superbe, et je vais même faire empailler le mien pendant notre relâche ?…

— Vous avez raison !… » répondit Tony Renault, qui eut peine à garder son sérieux.

Aussi, le lendemain, M. Falkes fit-il porter le terrible reptile chez un naturaliste de Castries auquel, après l’avoir pris à part, Tony Renault expliqua ce dont il s’agissait. Le serpent était empaillé déjà et depuis de longues années… On n’en voulait rien dire à M. Patterson… La veille du départ, l’empailleur ferait rapporter le serpent à bord de l’Alert.

Précisément, le soir même, avant de se mettre au lit, M. Patterson écrivit une seconde lettre à Mrs Patterson. Que, de sa plume, nombre de citations d’Horace, de Virgile ou d’Ovide eussent coulé sur le papier, on ne saurait en être surpris, et d’ailleurs l’excellente dame y était habituée.

Cette lettre, que le courrier d’Europe emporterait le lendemain, rapportait avec sa scrupuleuse exactitude les détails de ce merveilleux voyage. M. Patterson, plus précis que dans sa première lettre, relatait les moindres incidents, accompagnés de réflexions toutes personnelles. Il racontait comment s’était faite l’heureuse traversée du Royaume-Uni aux Indes Occidentales, comment il était parvenu à dompter le mal de mer, quelle consommation il avait faite de ces noyaux de cerises dont Mrs Patterson l’avait si intelligemment pourvu. Il parlait des réceptions à Saint-Thomas, à Sainte-Croix, à Saint-Martin, à Antigoa, à la Guadeloupe, à la Dominique, à la Martinique, à Sainte-Lucie, en attendant celle que