Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/486

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle avait certainement empêché les naufragés d’être foudroyés.

Absorbé dans l’examen de ces tristes épaves, le jeune homme ne prenait plus garde aux conditions extérieures, sinon pour se plier machinalement aux mouvements désordonnés du navire que l’ouragan emportait toujours avec une puissance irrésistible. Roulant comme un tonneau à la surface des vagues écumantes, balayé par les lames qui se ruaient sur le pont et fuyaient emportant tout devant elles, tantôt enlevé au faîte d’une montagne liquide, tantôt plongeant au fond de l’abîme, le sous-marin était littéralement le jouet de la mer en furie. Toute manœuvre restait impossible. Il n’y avait qu’à se laisser aller, puisqu’on ne pouvait ni contrôler ni guider les mouvements du sous-marin désemparé, et devenu, — avec ses panneaux fermés, ses machines inertes, ses ballasts inutiles, son hélice immobile et son gouvernail brisé, — pareil à un énorme cigare de tôle, en route pour le pôle sud.

C’était tout ce qu’on savait, en somme : on allait vers le sud, à une allure vertigineuse, qu’il n’y avait aucun moyen de mesurer. Jusqu’à un certain point, c’était une circonstance favorable, aucun écueil n’étant à redouter dans cette direction et les collisions y étant rares, par la raison que les navires y sont peu nombreux. Du reste, impossible de savoir ou de présumer, même approximativement, où l’on se trouvait. L’ouragan souffla huit jours entiers et huit nuits, sans une accalmie qui permît l’accès de la plate-forme extérieure, sans une étoile au ciel, sans un rayon de soleil. Seul, rabaissement régulier et continu de la température indiquait qu’on avait dépassé les limites du canal de Madagascar et qu’on dérivait vers le pôle.

Le péril commun ayant effacé ou du moins suspendu les hostilités, les officiers et les passagers involontaires du Silure avaient mis pour l’instant de côté leurs sujets de désaccord, — se réservant de reprendre en temps et lieu leur querelle là où ils l’avaient laissée ; et le commandant n’avait pas tardé à apporter dans ses rapports avec Gérard une nuance d’affectueuse familiarité ; la physionomie ouverte du jeune homme lui rappelait celle de son fils cadet, resté dans la vieille Angleterre, et cette ressemblance toute fortuite le radoucissait malgré lui envers les inlerlopers. M. Wilson, le lieutenant, était un jeune homme instruit et bien élevé ; dans le désarroi général, il s’établit naturellement entre tous un échange de bons offices en tant que le permettait la rage des éléments.

Enfin, au matin du neuvième jour on put espérer que la tourmente avait épuisé sa fureur. La mer perdait par degrés sa teinte livide, et bien qu’une longue houle continuât d’emporter le petit navire avec une effrayante rapidité, il devenait manifeste à divers signes que la tempête tendait à se calmer.

Un pâle rayon de soleil perçant les nuages à midi, le commandant put en profiter pour prendre le point.

Ayant fait ses calculs, il sortit de sa cabine et, s’avançant vers les quatre Français réunis sur la plate-forme :

« J’ai le plaisir de vous annoncer que je sais où nous sommes, gentlemen ! Nous nous trouvons à 5° 2″ au-dessous des îles Kerguélen.

— Les îles Kerguélen !… Je crois bien que nous n’avions ni les uns ni les autres dessein d’aller de ce côté… N’est-il pas vrai, commandant ?

— Cela vous apprendra à venir tomber sur la tête des gens sans crier gare !… répliqua le capitaine Marston de bonne humeur.

— Ah ! commandant !… quelle injustice !… C’est vous qui nous attaquez, et c’est sur nous que vous rejetez la faute !… Mais attendez que nous soyons de retour en Europe !…

— Qu’est-ce qui se passera alors ?

— Nous commencerons par vous intenter