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— On s’en va ! on s’en va ! dit l’homme, se retirant très offusqué, suivi de son jeune acolyte. C’était pas la peine de se fâcher… Qu’est-ce que j’ai dit, moi ?… »

Car, c’est une chose digne de remarque, les Anglais qui nous gratifient, personne ne sait pourquoi, du sobriquet de frog-eaters (mangeurs de grenouilles), prennent très mal la réplique et adoptent invariablement des airs de dignité offensée si l’on se permet la très anodine revanche de les appeler « mangeurs de pudding ».

« Eh quoi, Le Guen, dit Gérard qui est sorti de son anéantissement ; à peine éveillé et déjà en bisbille avec les Anglais ?

— Je ne puis pas les souffrir, ces chrétiens-là. Rien que de les voir, cela me donne des envies de cogner.

— Calme ta fureur belliqueuse ! reprend Gérard qui rassemble ses idées dispersées. Nous voici en assez mauvaise passe, sans qu’il soit nécessaire de nous embarrasser de querelles. Évidemment nous sommes tombés sur un navire anglais surveillant les abords de la côte. Et sans compter notre pauvre Epiornis capturé ou détruit, nous risquons fort d’être indéfiniment retenus…

— Ah ! s’écrie Henri au désespoir, c’est ce que je commençais à me dire ! Pourquoi, pourquoi avons-nous été si étourdis, si imprudents ? … Ne pouvions-nous prévoir la police rigoureuse qui se fait tout autour de l’Afrique australe ?… Que nous coûtait-il donc de nous maintenir à grande hauteur ? pendant les premières heures, tout au moins !… Triple fou, triple imbécile que je suis !… Ne pouvais-je réfléchir, peser mes mouvements ?…

— Nous avions eu trop de chance, trop de facilités dans la première partie de notre entreprise, réplique Gérard. Il nous a semblé qu’il en irait toujours de même… C’est vrai, pourtant, que nous avons été d’une imprudence impardonnable !… Je devrais dire je, puisque c’est moi, le coupable !…

— Ne nous accusons pas injustement, place ici M. Wéber. Il est des accidents contre lesquels la prévoyance ne peut rien. À quelle hauteur ne faudrait-il pas s’élever aujourd’hui pour être assuré contre les projectiles des canons à longue portée ? Nous n’aurions pu respirer à de pareilles altitudes ; et quant à deviner la présence d’un sous-marin, ou à se mettre en garde contre lui, c’est précisément là chose impossible… Car je n’ai pas à vous apprendre, n’est-ce pas, que nous nous trouvons à bord d’un sous-marin.

— Cela saute aux yeux, dit Gérard, indiquant de la main la configuration spéciale de la chambre, l’absence de hublots, la lampe électrique suspendue au plafond… Et moi qui l’avais pris pour une baleine !… Voilà ce qui s’appelle une gaffe de première grandeur ! Ici un coup frappé à la porte se fit entendre et le matelot à la tignasse rousse annonça :

« Le commandant ! »

Sur quoi un homme raide, gourmé, l’air arrogant, la face apoplectique et revêtu des insignes de capitaine de corvette, opéra son entrée dans l’infirmerie. Il s’arrêta un instant sur le seuil, fit une rapide revue des quatre hommes, et la tête blanche de M. Wéber l’ayant signalé comme le père ou le chef, il s’adressa à lui :

« Si vous êtes suffisamment remis pour répondre, j’ai à vous interroger ! dit-il brusquement, et sans le moindre préambule de politesse.

— Mille pardons, monsieur ! Je n’entends que le français ! répondit sèchement le vieux savant qui avait lu sans aucun doute tout ce qui a été écrit de bon en cinq ou six langues, mais qui, justement froissé par cette manière de s’adresser à lui, ne jugea pas à propos de montrer son habituelle obligeance.

— Ah !… fit l’Anglais déconcerté. Et ces messieurs ?… »

Henri et Gérard ayant décliné d’un geste silencieux le plaisir d’être interrogés dans sa