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auberge pour ce véhicule peu ordinaire était sans contredit la cour intérieure de la Tour phénicienne, qui avait naguère servi de logis au jeune ménage Hardouin, et qui plus tard soutint si vaillamment l’assaut de Benoni et de sa bande[1].

Lorsque cette tourbe fut exterminée par l’explosion de la terrible poudre K (une des mille inventions du savant Wéber), toute la vallée en reçut la commotion ; à la place où s’élevait le monticule que la famille Massey avait baptisé la colline des pétunias, une sorte de gouffre noir se creusa, et de tous côtés les arbres arrachés, l’herbe brûlée, les roches calcinées témoignèrent éloquemment de la puissance effroyable de cet explosif. Seule, la Tour avait paru ignorer le passage du fléau qui saccageait tout le pays à dix lieues à la ronde. Rongées par les plantes parasites, la rouille et l’abandon, les hautes murailles de granit trente fois centenaires montraient bien çà et là quelque pan démantelé, et les toitures supérieures que jamais, depuis des siècles, main d’ouvrier ne toucha, avaient cédé sous l’effort des averses torrentielles revenant chaque année à la saison des pluies.

Mais, à part ces dégâts partiels, la Tour se portait à merveille. Toutes ses voûtes étaient intactes ; inébranlable sur ses puissantes assises, elle avait fourni avec ses murs épais, ses arcades profondes, une défense également efficace contre l’humidité et contre les ardeurs d’un soleil tropical ; en temps de guerre elle s’était montrée forteresse imprenable ; et, quand les Français lui dirent adieu, sa masse imposante semblait prête à défier l’assaut des siècles à venir comme elle avait soutenu celui des siècles passés.

« Pourvu que la Tour soit libre, disait M. Wéber, je ne vois pas, en effet, de meilleur asile pour notre machine. En temps si troublés, il serait de la plus haute imprudence de la loger chez l’un ou l’autre des belligérants. Rappelez-vous comme notre pauvre éléphant fut promptement qualifié bête de guerre, et confisqué par les Boërs…

— Il ne nous manquerait plus que de voir notre oiseau confisqué et baptisé de la sorte par les Anglais ! s’écria Gérard. Non ! dussions-nous lui creuser un terrier et veiller nuit et jour près de lui, l’arme au pied, il faut à tout prix prévenir une semblable catastrophe…

— La Tour étant sensiblement éloignée du théâtre propre de la guerre, reprit Wéber, il y a lieu d’espérer qu’au dedans de ses murs l’Epiornis sera en sûreté ; partout ailleurs, il faudrait craindre qu’on fît main basse sur une machine d’une pareille utilité.

— Le fait est, dit Henri pensif, qu’un général désireux d’épier l’ennemi en toute sécurité ou de faire parvenir quelque dépêche pressante, d’où peuvent dépendre des milliers de vies, sa gloire propre, l’honneur de sa nation, serait vraiment excusable, s’il faisait, comme vous dites, main basse sur notre précieux aviateur.

— Qu’il y vienne ! fit Le Guen, serrant les poings. Qu’on me la donne à garder à moi, la Piornis, et nous verrons bien si je la leur laisse prendre, à ces Angliches ! Ah mais !… »

Il était environ trois heures après minuit lorsque l’oiseau géant commença de planer sur le Veldt. Conservant toujours une hauteur suffisante pour se défendre des regards curieux ou de la balle possible de quelque chasseur matinal, les voyageurs approchaient davantage de minute en minute de cette Rhodésie où ils avaient passé des jours si heureux, si paisibles, si utilement occupés, et dont la guerre, l’éternel fléau qui désole le monde, était venue les déloger en pleine prospérité. Penchés aux hublots inférieurs, ils regardaient avidement, cherchant d’un cœur ému tel groupe d’arbres, telle colline, tel point de repère bien connu, qui leur annoncerait l’approche de l’ancienne demeure.

  1. Voir Colette en Rhodésia, par André Laurie. 1 vol. in-18. J. Hetzel.