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les voyageurs. Il faut s’élever pour la franchir. L’Epiornis monte docilement, suivant une ligne oblique, jusqu’à la hauteur nécessaire. Il traverse la Suisse, verdoyante sous les feux du matin, avec ses lacs transparents, ses villes blanches nichées au revers des monts, ses glaciers étincelants et ses cascades.

Voici les plaines de la Lombardie. Déjà le laboureur guide sa charrue, le paysan vaque à ses travaux, mais personne ne paraît remarquer l’oiseau gigantesque qui sillonne les airs. À la hauteur où il se trouve, sa forme doit demeurer indistincte, et, si quelque observateur l’aperçoit, il le prend pour un aigle ou pour un jouet d’enfant abandonné au gré de la brise, sans se douter qu’un gros événement scientifique passe au-dessus de lui.

D’heure en heure, Henri Massey et M. Wéber se relayent à la direction ; non qu’elle donne la moindre fatigue à l’aiguilleur : c’est, pour chacun d’eux, au contraire, un plaisir qu’ils se transmettent courtoisement, d’admirer le fonctionnement de leur machine et de sentir à la moindre pression, sous la main du pilote, l’Epiornis évoluer, tourner, virer, monter ou descendre, presser ou ralentir son allure, sans un choc, sans une secousse, avec la grâce et la souplesse d’un véritable oiseau planant dans l’azur. Un léger balancement, comparable à celui d’un navire à voiles appuyé par la brise, est le seul mouvement sensible, et aucun des quatre passagers, tous marins éprouvés et affranchis du mal de mer, ne se plaint de ce tangage très modéré.

« Eh bien, mon vieux Le Guen ! dit Gérard à l’éveil, venant se placer près de l’ex-gabier, que te semble de ce navire ? Il vaut bien, je crois, ceux où tu fis jadis ton apprentissage.

— Moi, m’sieur Gérard, je ne me plains pas, fait Le Guen avec la prudence paysanne.

— Je crois bien ! nous n’avons pas à nous plaindre ! Brouettés comme des princes à travers l’Empyrée !… Peste !… Et pas de collisions à craindre, pas de requins !… Avoue que l’Epiornis bat tous les vaisseaux où tu as jamais navigué.

— Je ne veux pas dire de mal de cette petite boîte-ci, qui fait rudement honneur à m’sieur Henri… mais c’est tout de même un peu étroit… Il y avait plus de place à bord du Charles-Martel.

— De la place ! Je ne trouve pas qu’il en manque. Aurais-tu par hasard la fantaisie d’exécuter une gigue ?

— Hé ! hé ! on en a dansé plus d’une quand on était moussaillon…

— Tu pensais alors que tu étais le premier moutardier du pape, pas vrai ? Je te vois d’ici te dandinant d’un air faraud…

— On n’était pas plus mal qu’un autre, m’sieur Gérard, dit Le Guen avec la paisible conviction de ses avantages extérieurs. Et quant à un homme qui a navigué, il en vaut deux au moins des empaillés qui restent toujours sur le plancher des vaches, voilà mon avis !

— Bon ! Mais que dire alors de ceux qui comme nous, prennent possession du royaume des airs ? N’en valent-ils pas au moins quatre de ces empaillés ?

— Ça, m’sieur Gérard, c’est pas à moi d’en parler, attendu que, sauf votre respect, ça me paraît un peu tôt pour affirmer que nous n’allons pas faire le saut périlleux…

— Eh quoi ? s’écrie Gérard surpris, est-ce là ta façon de penser ?… Mais alors, mon pauvre Le Guen, comment as-tu consenti à nous suivre ?

— Voyez-vous, m’sieur Gérard, dit Le Guen, se campant en équilibre, les pieds écartés, d’un air vraiment nautique, moi, je ne connais que la consigne. Du temps que j’étais matelot, je suivais mon officier. Mon officier m’aurait dit : « Le Guen, on va aller dans la gueule du diable ! » J’aurais dit : « Bien, mon capitaine », ou « bien, mon amiral », selon qui m’aurait parlé, quoi ? Eh bien, depuis que je suis à