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ne l’empêchaient pas d’ailleurs d’observer la discrétion la plus absolue sur ce qui se préparait.

Il faut admirer cette discrétion, quand on pense que quatre femmes et sept hommes, en comptant les deux ouvriers, étaient dans le complot. Ni les uns ni les autres ne trahirent par un signe les préoccupations qui les absorbaient et ne laissèrent échapper avec un tiers la plus petite allusion à ce sujet, se modelant, sans s’en douter, sur les instructions que donne Hamlet à ses fidèles amis ; Martine elle-même sut se garder de faire entendre aux gens, au moyen de jeux de physionomie, clignements d’yeux et haussements d’épaule, que :

« Well, well, we know… we could talk if we would… if we like to speak… There be an if they might[1] »
et demeurer absolument impénétrable en dépit d’une forte démangeaison de parler ; car la chère dame avait une langue fort bien pendue et ne détestait nullement d’étonner son public en racontant toutes les choses terribles ou merveilleuses qu’elle avait vues au cours de ses longs services chez la famille Massey.

Cependant l’heure est venue de procéder au départ, fixé à minuit précis. La lune a disparu derrière l’horizon. Les amples rideaux du hangar ont glissé sur leurs tringles et démasqué l’oiseau mécanique, encore endormi sur la charpente. Pas un être vivant, hors de ceux qui sont réunis sur la terrasse de la maison Massey, ne se doute de l’immense événement. En bas, la Seine dessine sur la plaine le ruban de ses eaux, illuminées par les becs de gaz des ponts et des quais ; au loin, Paris flamboie en exhalant ses derniers bourdonnements, avant le court arrêt nocturne de sa vie fiévreuse. Rien ne lui dit qu’il va une fois de plus se montrer « le chef-lieu du globe » par un miracle industriel ajouté à tant d’autres. Porté par ses étais, l’Epiornis a glissé lentement sur les rails disposés à cet effet jusqu’au bord de la plate-forme. La passerelle dressée au niveau de la porte de sa cabine n’attend que les passagers. Il ne reste qu’à se dire adieu.

À mesure qu’approche le moment décisif, ceux qui demeurent en arrière, toujours les plus à plaindre, sentent grandir les appréhensions, les pressentiments qu’ils avaient courageusement refoulés jusque-là. En vain ils voudraient éloigner de leur esprit la longue liste des désastres qui soulignent sinistrement depuis cent ans tous les essais de navigation aérienne : elle s’impose, implacable à leur mémoire. En vain M. Massey répète que la noire série des accidents est close : que le moteur d’Henri est invincible, assuré contre tous les hasards, c’est à peine s’il le croit lui-même, et tous ont fort à faire pour ne point troubler la calme assurance des voyageurs en donnant une voix à quelqu’un des tristes pronostics qui leur étreignent le cœur. Le dernier repas pris en commun avait été une pure formalité : les uns, surexcités par l’expérience si nouvelle qu’ils allaient tenter, se sentaient dépourvus de tout appétit, déclaraient gaiement qu’ils souperaient plus tard, là-haut, dans les nuages… Les autres, frissonnant malgré eux à ces simples paroles, n’essayaient même pas de toucher aux mets placés devant eux. Et, certes, l’heure présente était bien faite pour justifier leur angoisse. Que n’allait-il pas emporter dans l’espace, cet oiseau dont on ne connaissait encore que théoriquement les qualités propres ? Tout ce qu’on avait de plus cher : des fils, des frères, un fiancé, un mari, un père, tendrement et justement aimés ! Combien d’entre eux reviendront de cette périlleuse aventure ? Même l’optimiste M. Massey est obligé de faire un violent effort sur lui même pour ne point

  1. « On sait ce qu’on sait… On pourrait si l’on voulait… s’il nous plaisait de parler… Il y en a qui, s’ils pouvaient… »
    Hamlet. Acte I. Scène v.