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mais, et résolu, toutefois, d’agir selon l’équité et la justice, quoi qu’il lui en pût coûter. Que l’amour que nous portons à nos enfants ne prenne jamais la forme de l’égoïsme ! N’entravons point le libre essor de leur personnalité ; n’opposons pas notre goût propre au choix de leur carrière ; pour moi, je me ferais un cas de conscience de peser sur eux en aucune façon à cet égard. Voyez notre Gérard : il est explorateur-né, colon et pionnier de nature, fait pour les tâches difficiles réservées à l’élite ; la nature l’a taillé pour gravir les sommets inexplorés, fouiller les entrailles de la terre, affronter toutes les aventures. Je l’observais ces jours derniers, exécutant à cru sur son cheval ses prodigieux exercices d’agilité… Cet athlète n’est pas formé pour garder benoîtement le coin du feu ! Toutes ses paroles ne marquent-elles pas le besoin irrésistible de l’action ? De quoi parle-t-il sans cesse ? De retourner dans cette Afrique attirante et mystérieuse, de chercher les sources du Nil, d’aller se battre au Niger… Et, plus tard, quand l’heure sera venue pour lui d’aller planter sa tente en ces régions neuves, d’épouser Lina. Si jamais j’ai vu vocation déterminée, c’est bien celle-là ; et remarquez que notre brave mignonne ne paraît nullement reculer devant ces perspectives hasardées. Elle est de la race des vaillantes compagnes dont l’histoire ne parle pas, mais qui, toutes les fois qu’une nouvelle colonie se forme, y prennent sans fracas le ministère le plus modeste, celui du dévouement.

— Ah ! gémissait la mère adoptive de Lina, va-t-on aussi m’enlever cette enfant ? Ma chère petite élève, ma consolation ?…

— Pas encore ! Pas encore ! Nous avons bien un ou deux ans devant nous… Mais je n’ai pas fini de vous sermonner, reprenait M. Massey. Si, comme j’espère vous en avoir convaincue, il serait injuste et despotique de vouloir empêcher plus longtemps Gérard de voler de ses propres ailes, que dire pour ce qui touche Henri ? Henri, ma chère amie, est non seulement taillé comme son frère pour les œuvres hautes et indépendantes, mais ses affections sont fixées loin de la France, et ce serait positive cruauté de l’y retenir davantage, de prolonger la dure séparation qu’il a si noblement acceptée par amour filial. Croyez-moi, ne nous contentons pas d’accorder à son départ un consentement arraché comme à regret. Donnons sans compter notre approbation, nos encouragements, nos subsides, à l’entreprise qui depuis longtemps fait l’objet de toutes ses pensées ; qu’il parte, puisque tel est son désir ; qu’il aille seconder, secourir, délivrer celle qu’il a choisie, que nous avons bénie comme notre fille future ; qu’il donne, s’il le faut, sa vie pour une grande cause… »

Et, comme une protestation de détresse échappait à ce cœur de mère, il l’arrêtait d’un mot :

« Rappelez-vous l’année terrible. Comment aurions-nous jugé alors une mère assez égoïste pour paralyser l’effort d’un patriote désireux de combattre ? N’ai-je pas encore dans l’oreille vos paroles au matin de Champigny ?…

— Ah ! ne les répétez pas ! on n’était plus soi-même à ces heures désastreuses. On était prêt à donner sa vie et tout ce qu’on avait de plus cher pour l’honneur de la patrie. Mais je suis loin aujourd’hui, je l’avoue, de me sentir montée à ce diapason pour la cause des Boers ! Pourquoi le sort m’a-t-il donc voulu destiner les rôles héroïques, moi qui le suis si peu ?… » ajoutait Mme Massey avec un sourire mouillé.

Et les événements se précipitaient, la décision tant reculée prenait corps ; les préparatifs de départ marchaient bon train, et seule la crainte de froisser leur mère empêchait les jeunes gens de manifester devant elle la joie intense qu’ils éprouvaient à la veille d’une entreprise dont elle appréhendait également les deux faces : le chemin et le but ; l’envolée hasardeuse dans l’espace ; l’arrivée sur le théâtre de la guerre ! Colette et Lina, au con-