Page:Hetzel - Verne - Magasin d’Éducation et de Récréation, 1903, tomes 17 et 18.djvu/359

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lorsque j’ai quitté le camp de Modderfontein, Mlle Nicole paraissait en parfait état de santé physique et morale ; son joli visage sérieux de jeune sainte exprimait comme à l’habitude le calme, la bonté, le courage plus puissant que tous les coups de l’adversité… Mais d’ailleurs, reprit le brave capitaine, j’ai ici un témoignage qui vaudra sans doute davantage à vos yeux que toutes mes paroles… Quelques mots de lettre qu’elle a pu tracer et me remettre sans être surprise au matin de mon départ.

— Quoi ? s’écria Henri, tremblant d’impatience, vous avez une lettre et vous ne me la donnez pas ? L’avez-vous apportée au moins ? De grâce, de grâce, donnez-la-moi, si vous l’avez !

— La lettre est ici ! dit le capitaine frappant sa poitrine de sa main unique. On m’aurait ôté la vie plutôt que de me l’arracher ; et je suis venu au débotté, littéralement, pour la remettre. Mais elle n’est pas à votre adresse, Henri ; elle est destinée à madame votre sœur.

— Eh bien, courons la lui porter, la lui entendre lire. Qu’attendons-nous ?

— Un moment ! Ne serait-il pas prudent, convenable, de préparer un peu cette chère dame ?

— Préparer ! fit Henri avec explosion. Ah ! certes, si le cœur doit être broyé, il importe assez peu, croyez-moi, que ce soit d’un coup ou par morceaux… Et, d’ailleurs, ne savez-vous pas quelle femme est Colette ? Pour le courage, elle ne le cède pas à Nicole elle-même !… »

On reprit d’un pas vif le chemin de la vérandah, où chacun attendait un peu anxieux le résultat de cette conférence, et Henri ayant brièvement annoncé la triste nouvelle, le digne officier se décida à tirer de sa poche un portefeuille, à en extraire un pli qu’il remit à Colette, non sans gémir à part soi sur une manière de procéder contraire à tous ses principes d’étiquette.

Le charmant visage de Mme Hardouin s’était couvert de pâleur aux paroles de Henri, mais, comprenant mieux que l’honnête soldat l’impatience qui devait dévorer son frère, elle sut dompter d’un effort énergique les larmes qui montaient à ses yeux ; ouvrant la lettre, elle lut immédiatement à haute voix :

« Ma chère Colette,

« C’est à vous, ma correspondante habituelle, que j’adresse ce mot, mais c’est à tous que je parle, vous tous que je chéris individuellement et en bloc à l’égal de ma propre famille.

« En même temps que ce pli, vous recevrez sans doute la nouvelle de ma captivité ; qu’elle ne vous afflige pas trop : j’ai la vie sauve et j’espère !

« Le Seigneur nous a beaucoup éprouvés au courant des derniers mois. Mon père est tombé glorieusement à Kleinsdorp. Vous l’avez sans doute appris. J’ai eu la consolation de lui fermer les yeux ; son dernier moi a été : Je suis content ! Les Boers n’auront pas à rougir devant l’histoire ! Et pourtant, chère Colette, au moment où il disait ces héroïques paroles, tous les siens, sauf moi, lui avaient été ravis un à un : ceux de mes frères qui avaient atteint l’âge d’homme, abattus dans leur force ; les autres, les petits, saisis, dispersés en des « camps de concentration », ces repaires où la fièvre, la famine, l’air impur font plus de fatale besogne que les balles et les obus !…

« En vain, j’ai écrit, plié ma fierté (il m’en a coûté), supplié humblement qu’on voulût bien m’informer où se trouve ma pauvre mère ; ou bien me réunir à l’un des petits, — s’il en est qui survivent ! — mes prières sont restées sans réponse, et je demeure dans l’incertitude sur le sort de tant d’êtres si chers, incertitude plus difficile à supporter avec constance que les désastres irrémédiables. Vous le savez, j’ai vu mourir ma sœur Lucinde, frappée en pleine poitrine