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feuille de caoutchouc au corps et à la barbe de la plume. J’ai reproduit la patte en boudins élastiques. J’ai planté mes leviers moteurs de manière à pouvoir leur imprimer, par des bielles distinctes et sous la direction de triples et quadruples manettes, les battements essentiels de l’organe naturel. J’ai fait de la queue à hélice le gouvernail de la machine ; de la cage thoracique, l’habitacle et le magasin des passagers ; de la boîte crânienne avec son bec, la proue du navire aérien, le poste du pilote et la chambre du moteur… Il ne manquait que le moteur, — et le voilà !… Mais venez plutôt voir mes épures, et vous ne douterez plus. Tout est au point. Le temps d’assembler quelques tubes et de tordre quelques fils d’acier ; trente kilogrammes de caoutchouc en feuilles ; deux ressorts monstres à tremper… Dans six semaines, l’oiseau mécanique peut être une réalité.

— S’il ne tient qu’à moi, c’est chose faite. Mon cher Wéber, à vous mon moteur léger… »

Cet entretien décisif se poursuivait par une belle matinée de printemps sur la terrasse d’une villa de Passy, au-dessus d’un jardin dont les pentes descendaient vers la Seine et dominaient le cirque dessiné autour de la tour Eiffel par les coteaux de la rive gauche.

C’est là qu’une famille de colons français, échappée aux désastres du Transvaal, où elle avait tenté naguère des entreprises minières et agricoles, était venue se réfugier, comme à son port d’attache abandonné dans un moment d’erreur.

M. et Mme Massey, leurs deux fils Henri et Gérard, leur fille Colette avaient connu dans l’Afrique australe des jours tragiques et des jours heureux[1]. Colette s’y était mariée avec un jeune savant, M. Martial Hardouin ; sa mignonne fillette Tottie, née sur les bords du Zambèze, ébauchait maintenant sa première éducation aux rives fleuries que chanta Mme Deshoulières. Autour de ce noyau familial, restaient groupés leurs compagnons de gloire et d’infortune, le docteur Lhomond, M. Wéber et sa fille Lina, destinée à devenir prochainement la femme de Gérard ; l’ancien matelot Le Guen et Martine, sa digne moitié, qui tenaient dans le ménage de Passy, comme autrefois au pays du Limpopo, les grands rôles du dévouement et de la fidélité.

Dans ce petit monde étroitement uni, les peines et les joies étaient en commun et, maintenant que toute inquiétude avait pris fin, au sujet de la vue de Mme Massey, grâce à la plus habile opération, le bonheur de tous aurait été parfait s’ils avaient pu oublier que le fils aîné, Henri, avait laissé son cœur au Transvaal, où sa charmante fiancée, Nicole Mauvilain, poursuivait héroïquement une lutte sans espoir.

Parce qu’il portait le poids de cet amer souci, chacun lui donnait une part plus grande de sollicitude et de tendresse. Aussi, ce matin-là, tandis que toute la famille s’était assise à la table du déjeuner, sa mère ne manqua-t-elle point de remarquer que la place de Henri restait vide.

« Que fait-il donc ? demanda-t-elle avec insistance. Je crains qu’il n’ait pas entendu la cloche.

— S’il l’a entendue, il a dédaigné un bruit si vulgaire, dit Gérard en se servant des œufs brouillés. Tous les mêmes, ces savants !…

— Ma foi, si l’on n’y prend garde, m’est avis que M. Henri va devenir un autre M. Wéber, fit observer Le Guen, qui présentait le plat, en se mêlant avec une affectueuse familiarité à la conversation. Pas moyen de le tirer de son laboratoire !… Un tremblement de terre bouleverserait tout autour de lui qu’il ne s’en apercevrait pas !…

— Il faudrait sonner de nouveau, mon bon Le Guen, en cas qu’il n’ait pas entendu.

— Bon, bon, madame… J’ai pourtant bien carillonné !… Mais il s’en moque pas mal, de ma cloche !…

— Attendez ! fit Gérard en se levant, je

  1. Voir Les Chercheurs d’or de l’Afrique australe, par André Laurie. J. Hetzel, éditeur.