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Mme  Andelot approuva d’une inclinaison de tête. Et c’est tout ce que sut Claire ce soir-là.

« Ah, c’est ainsi qu’on me traite ! Qu’elle compte sur moi pour faire sa correspondance, grand’mère ! Je n’écrirai rien du tout, et je ne desserrerai plus les dents. »

En sortant de table, la jeune fille remonta chez elle sous prétexte de migraine, et, le lendemain, sous le même prétexte, se fit apporter son déjeuner dans sa chambre.

On ne la vit pas paraître de toute la matinée.

Elle s’occupa, en ces heures moroses, à écrire à ses parents, se plaignant de tout et demandant qu’on la vint chercher sans retard. Puis, sa colère évaporée au long de ces quatre pages, ayant conscience que ses récriminations étaient injustifiées, et ne voulant point s’exposer à quitter Arlempdes sans avoir tiré au clair ce qu’on prétendait lui cacher, la jeune mauvaise tête alluma sa bougie et fit flamber sa lettre.

Si, au lieu d’employer son temps de cette déplorable façon, Clairette avait eu l’heureuse idée de rejoindre sa grand’mère entre neuf et dix heures, elle aurait vu un grand diable de laquais, en livrée marron à passe-poil orange, présenter, avec toutes les apparences du plus profond respect, une lettre de M. le baron de Kosen à la maîtresse de céans, et attendre, dans une attitude non moins respectueuse, la réponse qu’il devait reporter à son maître.

Elle aurait entendu grand’mère prononcer, après avoir lu le billet de son petit-fils :

« Dites à M. le baron que je l’attends. »

Peu après, Hervé accourait, passant cette fois par le grand chemin.

Mme  Andelot avait recommandé qu’on la laissât seule avec son visiteur. Rogatienne et Sidonie s’étaient donc retirées chez elles, et Modeste avait été consignée à sa cuisine.

Pour Claire, nul ne l’ayant encore aperçue et sa porte ayant résisté, lorsque cette bonne Pétiôto était montée prendre de ses nouvelles, on avait négligé de lui communiquer la consigne. Ce qui fait que, vingt minutes avant l’heure du repas, sa réclusion commençant de lui peser, elle prit le chemin de la salle dans l’intention de pianoter un peu.

Mais la surprise la cloua sur le seuil… Assis sur une chaise basse, tout auprès de grand’mère, le baron de Kosen disait, en couvrant de baisers les mains de la vieille dame :

« À bientôt. Nous viendrons tous. Mais j’avais besoin auparavant de passer une heure avec toi, rien que nous deux. »

Ayant conscience de son indiscrétion, Claire s’enfuit. Ses oreilles bourdonnaient…

« J’aurai mal entendu ! M. le baron de Kosen tutoyer ma grand’mère ! C’est invraisemblable. Au fait, elle a peut-être été sa nourrice… »

Claire établit le compte des années ; sa très vague expérience de ces choses la fit quand même éclater de rire. Vingt-sept ans auparavant, sa grand’mère avait cinquante-trois ans ! Jamais on n’avait ouï parler de nourrice d’un âge si avancé. Mais alors, comment expliquer ces baisers et ce tutoiement ?

Exaspérantes ! à la fin, ces cachotteries.

Soudain, il lui revint que M. de Kosen avait annoncé : « Nous viendrons tous. »

Il ne s’agissait pas, si cette visite avait lieu cet après-midi, que Claire parût un petit laideron à Mme  Murcy. Sa double qualité de Parisienne et de femme d’artiste devait en faire un juge aussi sévère qu’impeccable en matière d’élégance.

La jeune fille mit à profit le quart d’heure qui lui restait pour échanger sa blouse de toile bleue et sa jupe en cheviotte grise, vieille de deux saisons, contre la robe qu’elle était allée chercher à Costaros, une robe en foulard écru, à broderies de couleurs vives, qui lui seyait à ravir.

Puis, se moquant un peu du « grain » qui l’avait embrumée ces dernières vingt-quatre heures, elle effaça sous un sourire le pli qui lui donnait l’air maussade.