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« Tu n’as pas pris nos traits, mais tu as notre âme et notre cœur, si tu n’as pas changé ! »

Ils s’étaient remis à se tutoyer tous les deux sans même s’en apercevoir.

« Grand’mère, dis-moi d’abord notre histoire à tous. Il y a quelque chose qui m’échappe… que je n’ai jamais su.

— Ta mère ne t’a pas confié…

— Rien.

— Mais comment donc t’a-t-elle fait accepter cette absence d’Arlempdes, ton pays natal ?

— Ma mère n’expliquait jamais à ses enfants le pourquoi de ses résolutions. Elle commandait… Nous étions dressés à obéir aveuglément… Peut-être ai-je demandé un an, deux ans à revenir ici, après la mort de mon père ; puis, comme jamais je n’entendais parler d’Arlempdes, de Vielprat, ni de ceux que j’y avais connus, l’oubli est venu peu à peu.

— Mais dans vos papiers de famille ?…

— Ils ont été triés et expurgés de tout ce qu’on jugeait devoir nous laisser ignorer, nos papiers de famille, j’en ai acquis la preuve il y a peu de jours. Dans aucun, il n’est question de notre parenté avec les Andelot. Je n’en soupçonnais rien tout à l’heure encore. Je suis revenu l’année dernière sous l’impression des paroles de ma femme à son lit de mort…

— C’est vrai, interrompit grand’mère, tu l’as perdue. Une de mes filles que je ne connaîtrai point en ce monde. Pauvre enfant ! Rester seul avec tes deux petits ! Ah ! les chéris ! Quand je les ai vus !… »

Ils se perdaient maintenant dans la multitude des choses qui se pressaient en leur esprit, toutes très douces, toutes importantes, et qu’ils eussent voulu dire toutes à la fois.

Grand’mère conta par le menu sa première entrevue avec Lilou et Pompon.

« Comment se nomment-ils, au vrai ? Quand je le leur ai demandé, ils m’ont répondu que Claire leur avait défendu de me le dire. C’est même bizarre… Ce doit-être elle qui a découvert et nettoyé l’escalier.

— Elle est venue dans le parc, au moins une fois, les petits me l’ont écrit.

— Ils savent déjà écrire une lettre ?

— Oh non ! Ils dictent à une de leurs bonnes ce qu’ils veulent me dire, elle l’écrit en demi-gros et ils le recopient. Voilà tout ce dont ils sont capables, et… c’est assez.

— Claire aura aperçu la porte secrète et aura voulu voir où elle conduisait. De là au volet, pas d’obstacle… Elle est joliment intriguée ! Je m’explique à présent ses questions. À quelle pensée elle a obéi en reportant ce petit soulier sur l’escalier, je me le demande, par exemple.

— L’intention importe peu. Sans s’en douter elle a singulièrement facilité ma tâche, la petite cousine. Mais nous nous égarons, grand’mère… Tu veux connaître le nom de mes fils : Lilou, c’est Louis ; Pompon, c’est Paul. Ils doivent ces appellations fantaisistes à leur bonne nounou. Maintenant, je t’en prie, raconte.

— Eh bien, voici, d’un bout à l’autre, comment tout s’est passé ! De son nom, le baron de Kosen, le vieux, celui qui a été général sous le premier Empire, s’appelait de Brheul. Il était de petite noblesse. Par sa mère, il avait même une origine tout à fait plébéienne. Toutefois, son père avait de belles alliances en Bretagne. Justin Andelot, qui devait être plus tard mon mari, et M. de Brheul se trouvèrent servir dans le même régiment. Velaysiens tous les deux, natifs du même village, — Saint-Pierre-du-Champ, — ils finirent, malgré la différence de grade et de position sociale, — les Andelot sont des paysans, — par s’aimer comme deux frères. Ils firent toutes leurs campagnes ensemble. Au retour de cette malheureuse expédition de Russie, M. de Brheul était général et Justin Andelot capitaine. Ils avaient moins souffert de la retraite que l’arrière-garde, en sorte qu’ils