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Tout le monde puisait à tout, librement, à pleines mains. On ripaillait ferme.

Yvon, chargé de ce nettoyage, ressemblait à une mouche à laquelle on aurait imposé la tâche de récurer une ferme. Néanmoins, courageusement, il se mit à s’escrimer du balai, du torchon, ce qu’il n’avait jamais fait de sa vie, cela à la grande joie de l’équipage.

Les gens riaient de le voir lutter contre les poussières, ce dont il ne se tirait pas maladroitement, sachant d’instinct se servir de ses mains et combiner toutes choses avec ingéniosité.

Plusieurs des matelots et contrebandiers du bord étaient anglais, d’autres espagnols, la majorité normands et bretons. L’un d’eux, un Anglais, voyant Yves d’autant plus grave, le pauvre petit, qu’il provoquait l’hilarité, mettre un linge autour de ses reins pour lui servir de tablier, lui adressa la parole, en français et en anglais mêlés, avec un respect comique :

« Môssieu steward, vôs être un homme serious ! Je aimais bôcoup vôs, môssieu steward. »

Ce nom de « steward » fit fortune à bord. Yves le garda par la suite, même quand, deux mois après, devenu mousse, et le seul mousse du vaisseau, il avait renoncé à ses nettoyages et contribuait à la manœuvre pour sa large part. Cette transformation fut aisée. Toute son enfance, Yvon avait accompagné les pêcheurs, vu manœuvrer la voile, manié des cordages et ramé. Il se trouva en très peu de temps transformé en matelot vigoureux, hâlé et dur à la fatigue.

Bonne Manon ne l’aurait pas reconnu, alors, et comme elle aurait pleuré ! Au fond de son cœur, cet enfant restait le même : un petit être plein de conscience, de loyauté et de tendresse. Son énergie et sa volonté, naturellement très puissantes, ne firent que se développer au milieu de la vie active et extraordinaire qu’il mena.

Les malheurs, les aventures profitèrent au jeune Breton. Outre qu’ils le fortifièrent au moral et au physique, il y apprit en peu de temps, sur les hommes et les choses, plus qu’on n’apprend parfois en cinquante ans d’existence paisible. Il devint très vite un homme. Mais revenons à notre récit.

Le grand sujet d’inquiétudes d’Yvon était maintenant Manette, qu’il protégeait, comme c’était son devoir, et à qui il s’était profondément attaché. La première journée, il descendit constamment à l’entrepont, lui porta du sucre, des oranges qu’il avait pu attraper, quantité de jouets bizarres ramassés à droite et à gauche, qui réussirent à distraire et à occuper la petite. Elle était calmée. Son insouciance de bébé avait repris le dessus, et comme Yvon l’emmena jeter du grain aux poules, elle fut ravie et rit aux éclats. Elle disait : « Encore ! encore !… », en voyant les poules se précipiter à l’endroit où s’éparpillaient les grains. Yvon eut peine à la réenfermer. Il réussit à l’installer dans le box devant d’autres jouets, en lui promettant qu’elle donnerait encore à dîner aux volailles, comme récompense, si elle ne bougeait pas et l’attendait bien sagement.

Il n’y eut aucun incident de navigation cette première journée. Yvon, pour se reposer de temps en temps de sa prétendue besogne de « steward », regardait la mer, qu’il n’avait aperçue les jours derniers que par sa lucarne, et aspirait l’air et la lumière largement. Cela lui était une grande jouissance ; il y était habitué et venait d’en être longtemps privé. L’air frais et salin entrait en lui, et en même temps l’espérance. La situation présente était des plus tristes, il est vrai, mais ne venaient-ils point d’échapper, Manette et lui, à une tombe, à la grotte, c’est-à-dire à la mort la plus affreuse et qui paraissait si inévitable ? Ils sortiraient des mains des pirates, comme ils étaient sortis de la grotte. Ses résolutions s’affermissaient, se précisaient.

Il visita le navire, observant une à une toutes choses, et nota, dans sa mémoire, les habitudes du bord.