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— Mais moi, songez donc ! ma sœur Thérèse, il y avait vingt-deux ans que je n’avais mis les pieds ici. J’avais désappris les noms d’Arlempdes et de Vielprat !… Et mes souvenirs tiennent en un espace d’au plus deux années ! Car, avant l’âge de trois ans, les faits s’impriment-ils dans le cerveau ? Or, mes parents ont quitté Arlempdes à l’automne de 1874. Nous sommes en 1896, et j’ai vingt-sept ans… J’en avais donc cinq… »

On continuait d’avancer ; les sapins, plantés en ligne contre la masse rocheuse, dressaient devant les promeneurs leurs hautes silhouettes.

« Ces arbres étaient alors tout petits, reprit de Kosen. Je me souviens d’avoir vu planter les arbustes qui forment ce triangle. Mon père surveillait les travaux, et je l’accompagnais sans cesse. Nous nous asseyions là, sous ce châtaignier : il y avait des sièges ; le mien, c’était un petit banc portatif, une sorte de tabouret ; je le vois encore… Il doit être creux, le châtaignier. Nous avions coutume d’y déposer des outils… Quels outils ?… je ne sais plus. »

Il fit le tour de l’arbre et reparut tenant une petite massue à casser la pierre.

« En voici un ! Mon père devait s’en servir pour tailler notre escalier… Mais, où est-il, cet escalier ? Ne me dis rien ! René ; il faut que je le trouve. »

Lilou et Pompon observaient leur père avec une extraordinaire attention, si absorbés qu’ils en oubliaient de causer et même de se battre.

René souriait, silencieux ; mais, si ses lèvres demeuraient muettes, ses yeux parlaient.

Hervé, qui s’en rendait compte, évitait son regard, voulant forcer sa mémoire à cet effort décisif.

Un peu avant que les promeneurs ne se dirigeassent de ce côté, Claire, qui n’avait pas vu les enfants la veille — on leur avait fait faire une longue promenade au dehors, mais elle n’en savait rien — et qui ne les avait point entendus encore ce jour-là, était venue jusqu’au premier degré de l’escalier, afin de s’assurer s’ils jouaient dans le parc.

La voix d’Hervé, ce qu’il disait surtout, la retint à son observatoire ; elle suivait, passionnément attentive, ses hésitations ; chaque pas fait en avant lui arrachait une sourde exclamation de joie : il travaillait pour elle, aussi bien que pour lui… elle en avait le sentiment.

Parviendrait-il, sans qu’on le guidât, à remettre le pied sur le mystérieux escalier ? Soudain, une idée folle lui traversa l’esprit. Courant à sa chambre, elle prit le petit soulier, descendit le poser sur la marche où elle l’avait trouvé, et remonta s’abriter derrière le volet, un œil à la fente.

Hervé cherchait toujours en vain. Thérèse retenait les enfants auprès d’elle, et, bien qu’un peu en avant du groupe, Yucca évitait de se placer sur la même ligne que son ami, afin que rien ne pût le distraire.

Tout à coup, d’un pas vif, de Kosen contourna le massif et se glissa derrière les sapins.

René applaudit.

« J’y suis ! cria Hervé. J’ai le pied sur la première marche : c’est bien cela ! »

Tout le monde se porta sur les lieux d’où partait l’appel.

« Laissez-moi monter seul, d’abord, supplia le baron ; voulez-vous ? Il me semble que j’entrevois un petit coin de la vérité.

— Je veux aller avec toi, papa, cria Lilou.

— Moi aussi », hurla immédiatement Pompon, une larme toute prête au coin de l’œil, en cas de refus.

Mais Yucca les enleva tous les deux, et, sans prendre garde à leurs protestations, les déposa près de Thérèse, au bas des degrés, où il se tint lui-même.

« Ze veux aller là-haut. C’est là que Claire s’a envolée l’aut’ jour. »

Hervé s’arrêta et, détourné à demi :