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lever le vêtement sous lequel ses futures victimes dormaient profondément, au chaud. Ne trouvant rien, il demanda à deux ou trois, par acquit de conscience :

« Est-ce qu’on a déjà jeté les mômes à l’eau ? Vous ne les avez pas vus par là ? »

On lui dit que non, et ce sujet de conversation n’ayant aucune importance, on le laissa tomber. L’homme de la noyade, ayant fini son temps de quart, alla se coucher à l’entrepont. Ce fut ce hasard qui empêcha les deux enfants de se réveiller ce matin-là au contact de la mer, juste à temps pour se sentir couler.

Il faisait grand jour quand Yvon écarta la bienfaisante couverture et quitta le tas de cordes. Il avait dormi, mais dormi mieux qu’il n’avait fait dans aucun lit du château de Penhoël. Il était dispos, et, ne connaissant pas la situation, il la regardait tout à fait sans crainte. Le chef était appuyé alors à un bastingage ; avec hardiesse et décision Yves voulut lui parler. En le voyant, étonné, cet homme dit :

« Tiens ! te voilà, toi. On ne t’a donc pas jeté par-dessus bord ? »

Yvon crut qu’il plaisantait et voulut plaisanter aussi :

« Je n’en avais pas envie.

— Oui ! Mais cela ne suffit pas.

— Monsieur, dit, avec un sérieux au-dessus de son âge, le jeune garçon, vous paraissez le capitaine du navire ; je ne sais pas qui vous êtes ni quel est le navire. En tout cas, je vous prie de nous débarquer le plus tôt possible.

— Vraiment ? lit le chef, amusé. Après tout, ajouta-t-il en parlant à un matelot, c’est peut-être ce qu’il y aurait de plus simple… Quand nous serons sur la côte d’Espagne…

— S’il faut de l’argent pour cela, le baron, mon grand-père, en donnera, c’est sûr, ci même vous serez bien récompensés.

— Il a un aplomb, le môme ! »

Le jeune contrebandier qui avait essayé de sauver les enfants, approcha. Lui aussi parut surpris.

« Oui, dit le capitaine en riant, ils ont manqué le coche ce matin.

— Alors, laissez-les moi.

— Tu en veux toujours ?

— C’est le mieux pour nous.

— Eh bien, garde-les. »

Les deux pauvres enfants étaient sauvés ! du moins pour l’instant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Yvon apprit seulement alors de combien peu il s’en était fallu qu’ils n’eussent été jetés à l’eau, Petite Manette et lui. Ce « détail » l’éclaira sur le genre d’hommes en compagnie desquels il naviguait. Il sut en quelles mains il était tombé. Le jeune contrebandier à qui il devait la vie éprouva le besoin de s’excuser, aux yeux de l’enfant, de faire partie d’une bande qui, à l’occasion, ne se contentait pas de frauder les douanes :

« On se trouve ainsi engagé un beau jour sans savoir. Je suis ici parce que j’ai déserté de la marine royale, dans un moment de colère. Le capitaine, comme on l’appelle, a commencé la vie de mauvaise aventure par le meurtre du gentilhomme dont il était vassal et qui l’opprimait. On débute de la sorte, avec des idées de justice. On se met en révolte contre la loi, et peu à peu, fatalement, on glisse au brigandage. Le pis est qu’on est obligé, pour recruter son monde, d’admettre les pires scélérats. La moitié des hommes du bord ont « ramé sur les galères du roi », plus ou moins longtemps. Cependant, ici, on ne vole pas ordinairement. C’est de la contrebande simple qu’on fait. Quand on vole, c’est plutôt pour se distraire et en manière de bravade. Seulement, on tue toutes les fois que c’est nécessaire, et même quelquefois sans nécessité. Vous l’avez échappé belle, mon garçon. Moi, ici, je ne suis pas à ma place. Je devrais être un bon soldat du Roi… J’espère que vous n’avez plus rien à craindre. Mais,