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cutrice : fort belle personne, si ses traits eussent été moins dédaigneux, sa bouche moins moqueuse et ses yeux plus francs ; elle était élégante dans une toilette peut-être un peu trop riche pour son âge ; elle semblait, autant que j’en pus juger dans mon inexpérience, devoir être aussi heureuse que la jeune Russe. Pourquoi donc l’envier ?

Chacun, n’avons-nous pas nos plaisirs et nos joies, différents, sans doute, selon la position sociale de nos parents, mais réels quand même ?

La fleur du sagittaire, qui s’épanouit dans l’eau limpide des rivières, n’est-elle pas aussi belle et fraîche que la jolie épine blanche qui met, au mois de mars, comme une gaze légère sur les coteaux arides ? Le milieu n’est pas le même, mais ne jouissent-elles pas toutes deux également de la tiède brise du printemps et des chauds rayons du soleil ? Cette réflexion un peu grave me revenait subitement à la mémoire comme nous ayant été développée par mon père dans une de nos promenades de l’été passé.

Certes, je n’étais pas, quant à moi, entourée du luxe princier que l’on voyait ici, mais Sonia, en revanche, ne connaissait probablement pas la douce intimité de notre foyer plus simple ; la position diplomatique de son père rendant bien difficiles ces paisibles soirées où, autour de la lampe, le travail de la journée terminé, nous nous occupions selon notre désir.

Chacune nous avions nos joies ; certes, je n’aurais pas échangé mes plaisirs ni mon existence contre n’importe laquelle, si dorée fût-elle.

En cet instant, Sonia nous rejoignait. Je jetai un regard effrayé sur sa compagne, craignant que son jeune visage ne laissât deviner ses perfides paroles. À mon grand étonnement, ses yeux s’étaient faits aimables ; et sa voix caressante disait combien elle prenait de plaisir à cette fête merveilleuse…

Oh ! c’était donc cela, le monde !

Pourtant l’heure avançait, et le moment était venu de partir. J’aurais été bien étonnée si, quelques jours plus tôt, on m’eût dit que ce serait presque un soulagement pour moi que de quitter le brillant théâtre de mes exploits. J’éprouvais une lassitude extrême, moi, si vaillante à l’ordinaire ; mais j’avais eu une telle tension d’esprit dans l’espoir de me conduire correctement, que je sortais brisée. En passant devant une glace, j’eus peine vraiment à me reconnaître ; de ma légère toilette, que restait-il ! des lambeaux fripés tombant piteusement sur mes souliers défraîchis ; mes yeux gonflés par la poussière ; mes cheveux « embroussaillés » cachant mes joues dans un désordre aussi pittoresque que peu seyant.

Nous étions revenus dans le hall qui tout à l’heure ressemblait à un jardin printanier ; pauvres fleurs ! Elles aussi, qu’étaient-elles devenues ! À présent, les lilas flétris et les roses effeuillées avaient un aspect presque douloureux. Comme les pétales qui jonchaient la mosaïque, mes illusions, hélas ! tombaient. Était-ce cela le monde ? Ce monde que j’avais si ardemment désiré connaître !

Chaudement blottie dans la voiture qui nous ramenait, je me pris à songer, quoique mon caractère ne me portât guère à la mélancolie ; je comparais, malgré moi, avec la bruyante soirée que nous venions de passer, nos tranquilles promenades du dimanche. Tous quatre nous allions dans les bois (le mois de mai nous y offrait le muguet ; en septembre, les noisetiers nous donnaient d’abondants petits fruits que nous croquions ensuite ; novembre même, comme pour nous consoler de l’hiver qui venait, semait devant nous les châtaignes) ; nos parents, presque aussi jeunes et gais que petite sœur et moi. Oh ! les bonnes parties ! Nous allions ainsi jusqu’au soir. À peine le dîner achevé, dame, qui ne réclamait plus que le calme sommeil qui ne se fai-