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Voici qu’avec la manche de sa veste il essuie, il balaye la pierre au-dessous du puits d’entrée, au jour. Ce sera sa table. Il se met à plat ventre, la précieuse épingle à la main, et, sans tergiverser, il se pique au bras. Bien souvent des épines lui sont entrées dans la chair sans qu’il l’eût fait exprès, et il a saigné de même. La douleur de la piqûre d’aujourd’hui le laisse bien indifférent. Il sort une belle gouttelette pourpre. Jamais il n’a vu une si belle encre. Il écrit en appuyant, en s’appliquant, car ce n’est pas facile. Le sang tache en gras. Heureusement, Yves est un petit dessinateur. Il se résout à prendre le temps d’écrire sa lettre en caractères d’imprimerie, dessinant les bâtons en appliquant le bout de l’épingle à plat. Son « encrier » se dessèche vite : il est obligé de se repiquer plusieurs fois. Enfin, il a réussi à écrire très lisiblement en breton, sur une demi-feuille, le billet que voici :

à porter tout de suite au chevalier
de valjacquelein.
papa, c’est moi, votre yves, qui vous écris.
je suis tombé dans un trou, en haut, au bord de
la falaise, en face du petit calvaire. l’entrée
est cachée par des ronces. venez me délivrer.
yves.

Et comment va-t-il expédier cette feuille volante par cette poste chanceuse ? Qui la trouvera ? La trouvera-t-on ?… Le vent risque de l’emporter. Il faudrait quelque chose de lourd qui retienne le papier et qui attire l’attention… quelque chose qu’on ramasserait toujours… Un vêtement, qui sait si on y ferait attention ?

Yves regarda autour de lui et vit le gros bouquet de roses encore fraîches que la petite fille avait apporté. Voilà l’affaire ! Au fond de la grotte, quelques menues branchettes traînaient, tombées des plantes grimpantes qui en couvraient l’entrée. Il ramassa la plus longue, la fit passer avec précaution au milieu du papier sur lequel il avait écrit, puis l’enfonça au milieu des fleurs.

Pour plus de sûreté, il ficela le billet avec le gros fil entourant le bouquet. Avant de lancer ce colis exceptionnel, sur lequel il fondait tant d’espérances, il réfléchit et se demanda s’il avait tout fait pour le mieux. Il était indiqué de jeter le bouquet et le billet sur la grève au moment où la marée n’y aurait pas amené la mer. Yves observa avec attention le fragment de mer et de grève qu’il apercevait par la « fenêtre ». La marée descendait évidemment. La mer était déjà à la moitié de sa décroissance. L’heure était la plus propice. Yves passa le bouquet par le trou, tendit le bras le plus qu’il put, et, déraidissant sa main comme un ressort, il lança le message fleuri dans l’espace. Pourvu que le billet parvînt à son adresse ! À partir de ce moment, Yves attendit : il pouvait attendre la délivrance.

« J’ai faim… »

Ces mots, prononcés derrière Yvonnaïc, le réveillèrent de sa contemplation de la mer et du rêve de délivrance qu’il savourait. Il se retourna. La petite avait les yeux tout grands ouverts.

« Est-ce qu’on ne va pas bientôt venir nous chercher ?

— Oui. On va venir… si tu es sage et si tu ne pleures pas.

— Je pleure pas. Y a donc une fenêtre ? Y en avait pas hier.

— Oui, j’en ai trouvé une pendant que tu dormais.

— Qu’est-ce que c’est, cette maison-là ? Elle est pas jolie. Elle n’est même pas aussi jolie que celle de dame Kornik.

— C’est une maison comme ça, assez drôle, fit Yves gaiement. On n’y est pas si mal pour dormir.

— J’ai faim, répéta Manette, après avoir bâillé.

— Eh bien, nous allons manger. »