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— Vagabond toi-même ! Je m’en irai quand j’aurai bu, mangé et pris du repos.

— Vraiment ! Hors d’ici, méchant bédouin.

— Je te le répète, je sortirai quand il me plaira, réprouvé, schismatique !

— Où te crois-tu, par hasard ? »

Mechmech était de mauvaise humeur ; ou l’eût été à moins ; flairant quelque nouvelle avanie, il répondit avec un calme affecté :

« Il n’y a rien de commun entre nous ; je suis un bon musulman, tu es un « sorti ». Va, avec la paix. »

Et il saisit le seau.

L’autre, ne se tenant pas pour battu, le lui arracha brusquement. De là, violente altercation. Mechmech vomit toutes les injures dont il accablait ses moutons, quand ils divaguaient, et certes son répertoire était d’une incomparable richesse. Le « sorti » n’avait pas non plus sa langue dans le capuchon de sa guechabia ; pris d’une belle émulation, il prouva surabondamment que, pour n’avoir vécu qu’avec des hommes, il était aussi mal embouché qu’un berger. Ce fut bientôt un duo assourdissant d’invectives de haut goût, dont la différence de religion fournissait le plus fort contingent.

Toutes les conversations s’étaient arrêtées, dans la vaste cour ; pipes et tasses à fleurs chômaient ; très amusés, les assistants riaient à gorge déployée. Lorsque les deux adversaires furent à bout de souille et de salive, ils se mirent à jouer des poings ; ils se gourmaient avec conviction, et Mechmech, malgré son agilité montagnarde, succombait sous les coups du robuste citadin, quand une brève injonction partie de la galerie supérieure vint mettre fin au combat :

« Omar, assez ! »

C’était le maître de la maison, un « sorti », Lui aussi : gros, gras, trapu, le teint mat, le visage encadré d’une barbe poivre et sel, le nez chaussé de bésicles d’argent, il était la vivante image de la placidité.

« Tu n’as pas honte, continua-t-il sur un ton d’ironie légère, justifié par le costume de Mechmech, tu n’as pas honte, toi, mon serviteur, de maltraiter ainsi un client !

— Cela, un client, ô maître ? Un mendiant, un va-nu-pieds !

— Tu mens, s’écria Mechmech, encore tout frémissant, je ne suis pas un mendiant ; je suis un voyageur altéré et fatigué, et s’il est d’usage qu’on paye d’avance pour avoir le droit de boire et de se reposer ici, j’ai de quoi le faire ; j’ai touché un douro, ce matin même, d’un marchand de moutons… »

On ne le laissa pas achever ; une hilarité générale accueillit ses paroles : on riait dans la vaste cour, on riait sous les galeries profondes, on riait sur les terrasses blanchies à la chaux ; les colonnes de marbre, les murs riaient. Le maître lui-même avait peine à garder son sérieux.

« Je vois ce que c’est, dit-il enfin. Sache-le, ô étranger, tu n’es pas ici dans un fondouck, tu es dans la maison d’un honnête négociant, n’importe ! Bois, mange, repose-toi à ton aise ! »

Mais le berger, blessé au vif, avait repris ses dattes et ses galettes. L’indignation dans les yeux, il répondit :

« J’ai pu me tromper, soit ; alors j’étais l’hôte de Dieu, et on m’a reçu chez toi avec des rires et des coups. Je ne veux rien de toi, rien qu’un mot. Dis-moi, quel a été, à ta connaissance, le premier maître de cette maison ?

— Du temps du dernier dey d’Alger, elle appartenait au grand muphti.

— Et après lui ?

— Elle a été achetée par la famille Bakry.

— Et puis ?

— Mon père l’a occupée jusqu’à sa mort.

— Et tu l’habites maintenant ?

— Tu le vois.

— Et tu la laisseras à tes enfants ?

— S’il plaît à Dieu.

— Et tu soutiens que cette maison n’est pas une auberge, quand elle a été occupée par