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grasseyant accent de la bonne Souabe. Rêveur et comme plongé dans ses pensées, il parle ainsi :

— « Oh ! je suis le plus malheureux des poètes souabes. Il me faut languir tristement à l’étranger et garder la marmite d’une sorcière.

« Quel exécrable maléfice que la magie ! Que ma destinée est tragique ! Sentir comme un homme sous la peau d’un chien !

« Ah ! si j’étais resté chez nous, près des chers poètes de notre école ! Ils ne sont pas sorciers, eux, et ils n’enchantent personne ; des doux vergiss-mein-nicht et des soupes aux noudel de la patrie !

« Aujourd’hui surtout je meurs presque du mal du pays. Si je pouvais seulement voir la fumée qui s’élève des cheminées lorsqu’on cuit la choucroute à Stuttgart ! » —

Lorsque j’entendis ces paroles, je me sentis ému d’une profonde pitié. Je sautai de mon lit, vins m’asseoir près de la cheminée, et je dis avec compassion :

— Noble barde de Souabe, quel destin vous a conduit dans cette cabane de sorcière, et pourquoi vous a-t-on si cruellement métamorphosé en chien ?

— « Ainsi vous n’êtes pas Français ? s’écria le caniche avec joie ; vous êtes Allemand, et vous avez compris mon monologue ?

« Ah ! monsieur et cher compatriote, quel malheur que le conseiller de la légation Kœlle, quand nous discutions au cabaret, entre la pipe et la bière,

« N’ait jamais voulu démordre de sa proposition ! À l’entendre, on acquérait seulement par les voyages cette culture complète qu’il avait rapportée lui-même de l’étranger.

« Alors, pour me débarrasser de ma croûte natale et revêtir, ainsi que Kœlle, les élégantes habitudes de l’homme du monde,