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sa bande, qui le harcèlent cruellement de leur branle folâtre ; l’un siffle, l’autre souffle, le troisième joue de la basse, — et le pilote chancelant se tient au gouvernail et observe sans cesse la boussole, cette âme tremblante du navire, et, tendant des mains suppliantes vers le ciel, il s’écrie : Oh ! sauve-moi, Castor, vaillant cavalier, et toi, glorieux athlète, Pollux !


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LE NAUFRAGE


Espoir et amour ! Tout est brisé, et moi-même, comme un cadavre que la mer a rejeté avec mépris, je gis là, étendu sur le rivage, sur le rivage sablonneux et nu. — Devant moi s’étale le grand désert des eaux ; derrière moi, il n’y a qu’exil et douleur, et au-dessus de ma tête voguent les nuées, ces grises et informes filles de l’air, qui de la mer, avec des seaux de brouillard, puisent l’eau, la traînent à grand’peine et la laissent retomber dans la mer, besogne triste, et fastidieuse, et inutile, comme ma propre vie.

Les vagues murmurent, les mouettes croassent, de vieux souvenirs me saisissent, des rêves oubliés, des images éteintes me reviennent, tristes et doux.

Il est dans le Nord une femme belle, royalement belle ; une voluptueuse robe blanche entoure sa frêle taille de cyprès ; les boucles noires de ses cheveux, s’échappant comme une nuit bienheureuse de sa tête couronnée de tresses, s’enroulent capricieusement autour de son doux et pâle visage, et dans son doux et pâle visage, grand et puissant, rayonne son œil, semblable à un soleil noir.

Noir soleil, combien de fois tu m’as versé les flammes dévorantes de l’enthousiasme, et combien de fois ne suis-je pas resté chancelant sous l’ivresse de cette boisson ! Mais alors un sourire d’une douceur enfantine voltigeait autour des lèvres fièrement arquées, et ces lèvres fièrement arquées exhalaient des mots gracieux comme le clair de lune et suaves comme l’haleine de la rose. Et mon âme alors s’élevait et planait avec allégresse jusqu’au ciel.