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ces blanches montagnes d’eau palpitent comme des êtres vivants. Et le petit navire les escalade d’un bond qui paraît impossible, puis brusquement retombe dans le gouffre béant et noir.

Ô mer ! génératrice de la beauté, mère d’Aphrodite sortie de l’écume de tes flots ! Grand’mère de l’Amour, épargne-moi ! Déjà la blanche mouette flaireuse de cadavres volète autour de moi, semblable à un spectre ; elle affile son bec au grand mât, elle a faim, la gloutonne, de ce cœur qui résonne de la gloire de ta fille et dont ton petit-fils, le mignon espiègle, se sert comme d’un joujou.

Mais en vain je prie et j’implore ! Mes cris se perdent dans le mugissement de la tempête, dans le fracas de bataille des vents. Cela brame, siffle, crépite et hurle comme un hospice d’aliénés. Et, à travers tout ce bruit, je perçois nettement les sons enjôleurs d’une harpe, un chant étrange et langoureux qui amollit et qui déchire, et je reconnais cette voix.

Là-bas, sur la falaise écossaise, le petit manoir gris s’avance au-dessus de la mer irritée. À la fenêtre est une belle dame maladive dont la peau diaphane a la blancheur du marbre ; elle chante en s’accompagnant sur la harpe, et le vent, qui emmêle ses longues boucles, porte sa chanson monotone au loin sur la mer irritée.


9


LE CALME


La mer est calme. Le soleil reflète ses rayons dans l’eau, et sur la surface onduleuse et argentée, le navire trace des sillons d’émeraude.

Le pilote est couché sur le ventre, près du gouvernail, et ronfle légèrement. Près du grand mât, raccommodant des voiles, est accroupi le mousse goudronné.

Sa rougeur perce à travers la crasse de ses joues, sa large bouche est agitée de tressaillements nerveux, et il regarde çà et là tristement avec ses grands beaux yeux.