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les demi-civilisés

ble, si on peut dire, à porter un poids formidable de préjugés et d’erreurs que je m’apprêtais à cribler.

Je montai sur la terrasse Dufferin. Le jour doux, calme, tempéra mes aigreurs. Un vent léger tiédissait le chaud soleil de cet après-midi de juillet. L’eau du Saint-Laurent, bleu turquoise au pied de la falaise, devenait, au loin, d’un bleu paon, puis d’un vert pâle. Des nuages transparents, troués de fenêtres ouvertes sur l’azur, glissaient dans le ciel. De gros navires aux cheminées rouges passaient dans leur berceau mouvant et crachaient une fumée noire que traversaient les goélands clairs. Là-bas, le long de l’île d’Orléans, quelques bateaux à voiles louvoyaient, grands cygnes blessés, tendant l’aile à la brise.

Entre ces deux rives bordées de bâtiments et maculées par l’industrie humaine, des effluves du passé montèrent fugitivement. Près d’ici, me disais-je, débarquèrent un jour, venant d’un monde déjà sénile, nos pères et nos mères. Ils étaient jeunes, beaux, courageux. De petits voiliers ancrés à l’embouchure de la rivière Saint-Charles, des barques se détachaient, portant cette semence humaine dans laquelle nous devions tous germer. La plupart des pionniers s’évadaient des traditions gênantes pour goûter la jeunesse d’une terre neuve et la liberté des solitudes ; c’est le cœur gonflé de sève et d’audace qu’ils s’enfonçaient dans la forêt. Ils ne craignaient ni la peine, ni la fatigue, ni la mort ; seul l’esclavage leur faisait peur. Pendant un siècle et demi, ils ne fu-