Page:Haraucourt - La Peur, 1907.djvu/111

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
87
LES DOUZE HEURES D’UN TAMPONNÉ

rapide. En réalité, le drame a duré de six heures du matin à six heures du soir : pourtant, je peux me vanter, grâce à lui, d’avoir vécu deux existences d’homme, la vie et la survie, ce monde et ce qui est au-dessous du monde, la terre et l’au delà.

J’étais si tranquille, dans mon coin de compartiment, si bien calé et si dispos ! La plupart des gens que frappe un grand malheur en ont eu, disent-ils, l’intuition, le pressentiment ; je ne suspecte pas leur bonne foi, mais peut-être ils se suggestionnent après coup, et prêtent une importance rétrospective à quelqu’une de ces pensées fugaces qui nous traversent par milliers, lorsque nous ne pensons à rien. Un train va vite. On se dit : « Le train va vite. » Aussitôt, une idée seconde se propose : « Si on déraillait, quel grabuge ! » Et l’idée passe, chassée par une autre non moins furtive. Mais, que le train déraille, on se rappellera : « J’y ai pensé ! » Eh ! oui, tout le monde y a pensé, et pourtant on n’y pensait pas.