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encore à lui, même si les Marsiens étaient dix fois plus puissants. Car l’homme ne vit ni ne meurt en vain.

Les Marsiens, une cinquantaine en tout, étaient là, épars, dans l’immense fosse qu’ils avaient creusée, surpris par une mort qui dut leur sembler absolument incompréhensible. Moi-même, alors, je n’en devinais pas la cause. Tout ce que je savais, c’est que ces êtres, qui avaient été vivants et si terribles pour les hommes, étaient morts. Un instant, je m’imaginai que la destruction de Sennachérib s’était reproduite : Dieu s’était repenti, et l’ange de la mort les avait frappés pendant la nuit.

Je restais là debout, contemplant le gouffre. Soudain le soleil levant enflamma le monde de ses rayons étincelants, et mon cœur bondit de joie. La fosse était encore obscure ; les formidables engins, d’une puissance et d’une complexité si grandes et si surprenantes, si peu terrestres par leurs formes tortueuses et bizarres, montaient, sinistres, étranges et vagues, hors des ténèbres, vers la lumière. J’entendais une multitude de chiens qui se battaient autour des cadavres, gisant dans l’ombre, au fond de la cavité. Sur l’autre bord, plate, vaste et insolite, était la grande machine volante qu’ils expérimentaient dans notre atmosphère plus dense, quand la maladie et la mort les avaient arrêtés. Et cette mort ne venait pas trop tôt. Un croassement me fit lever la tête, et mes regards rencontrèrent l’immense machine de guerre, qui ne combattrait plus jamais, et les lambeaux de chair rougeâtre qui pendaient des sièges des machines renversées, sur le sommet de Primrose Hill.

Me tournant vers le bas de la pente, j’aperçus, auréolés de vols de corbeaux, les deux autres géants que j’avais vus la veille, et tels encore que la mort les avait surpris. Celui dont j’avais entendu les cris et les appels était mort. Peut-être fut-il le dernier à mourir, et son gémissement s’était continué sans interruption jusqu’à l’épuisement de la force qui activait sa machine. Maintenant, tripodes inoffensifs de métal brillant, ils étincelaient dans la gloire du soleil levant.

Tout autour de cette fosse, sauvée comme par miracle d’une éternelle destruction, s’étendait la grande métropole. Ceux qui n’ont vu Londres que voilé de ses sombres brouillards fumeux peuvent difficilement s’imaginer la clarté et la beauté qu’avait son désert silencieux de maisons.

Vers l’est, au-dessus des ruines noircies d’Albert Terrace et de la flèche rompue de l’église, le soleil scintillait, éblouissant, dans un ciel clair, et ici et là, quelque vitrage, dans l’immensité des toits reflétait ses rayons avec une aveuglante intensité. Il inondait de clarté les quais et les immenses magasins circulaires de la gare de Chalk Farm, les vastes espaces, veinés auparavant de rails noirs et brillants, mais rouges maintenant de la rouille rapide de quinze jours de repos, et il y avait sur tout cela quelque chose du mystère de la beauté.

Au nord, vers l’horizon bleu, Kilburn et Hampstead s’étendaient, avec leurs multitudes de maisons ; à l’ouest la grande cité était encore dans l’ombre, et vers le sud, au delà des Marsiens, les prés verts de Regent’s Park, le Langham Hotel,