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HISTOIRE D’HÉRODOTE.

ces ordres, ce prince voulait savoir quel serait le premier mot que prononceraient ces enfants quand ils auraient cessé de rendre des sons inarticulés. Ce moyen lui réussit. Deux ans après que le berger eut commencé à en prendre soin, comme il ouvrait la porte et qu’il entrait dans la cabane, ces deux enfants, se traînant vers lui, se mirent à crier : Bécos, en lui tendant les mains. La première fois que le berger les entendit prononcer cette parole, il resta tranquille ; mais ayant remarqué que, lorsqu’il entrait pour en prendre soin, ils répétaient souvent le même mot, il en avertit le roi, qui lui ordonna de les lui amener.

Psammitichus les ayant entendu parler lui-même, et s’étant informé chez quels peuples on se servait du mot bécos[1], et ce qu’il signifiait, il apprit que les Phrygiens appelaient ainsi le pain. Les Égyptiens, ayant pesé ces choses, cédèrent aux Phrygiens l’antériorité, et les reconnurent pour plus anciens qu’eux[2].

III. Les prêtres de Vulcain m’apprirent à Memphis que ce fait arriva de cette manière ; mais les Grecs mêlent à ce récit un grand nombre de circonstances frivoles, et, entre autres, que Psammitichus fit nourrir et élever ces enfants par des femmes à qui il avait fait couper la langue. Voilà ce qu’ils me dirent sur la manière dont on éleva ces enfants.

Pendant mon séjour à Memphis, j’appris encore d’autres

  1. Ces enfants prononcèrent, suivant toutes les apparences, le mot bec, qui est le cri des chèvres, qu’ils tachaient d’imiter, comme le prétend le scoliaste d’Apollonius de Rhodes, os étant une terminaison particulière à la langue grecque. (L.)
  2. On n’avait point encore fait assez de réflexion, du temps de Psammitichus, sur l’homme et sur sa nature. En le suivant depuis sa naissance jusqu’à la première lueur de raison qu’il fait apercevoir, on remarque que la faculté de parler n’est point un don de la nature, mais un talent acquis comme tous les autres. En effet, si on ne se donnait pas autant de soins et autant de peine qu’on en prend avec les enfants, ils n’apprendraient jamais à articuler. Le sauvage trouvé dans les bois d’Hanovre, sous George Ier, roi d’Angleterre, ne put jamais apprendre à parler. Cet art s’oublie comme tous les autres arts. Selkirk, cet Écossais délaissé dans une île déserte, oublia non-seulement sa langue, mais eut encore beaucoup de peine à l’apprendre de nouveau lorsqu’il se vit dans le sein de sa patrie. Il y a même, dans toutes les langues, des lettres qu’on ne prononcera jamais bien, si on n’y a point été longtemps exercé dans sa jeunesse. (L.)