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sens, plus directement liés aux fonctions vitales. De même que le tact semble avoir appris à l’œil à juger des vraies dimensions de l’espace, de même, c’est le tact qui, aidé du goût, de l’odorat, de tous les sens vitaux, a enseigné le plus souvent aux yeux ce qu’il fallait, admirer, rechercher, aimer. Les formes et les couleurs qui ont plu d’abord aux animaux ont dû être celles des choses propres à les nourrir[1]. Chez les gens du peuple et les hommes primitifs, l’œil et l’oreille, au lieu de décider immédiatement ce qui est beau ou laid, ne font qu’enregistrer le jugement des autres sens. « Quelle est cette jolie plante ?» demandais-je à une fillette des Pyrénées. — « Ce n’est rien, cela ne se mange pas. » — Le besoin et le désir, c’est-à-dire l’agréable, c’est-à-dire encore ce qui sert à la vie, voilà le critérium primitif et grossier de l’esthétique. Un beau pays est encore pour les gens du peuple un pays riche où l’on mange abondamment ; pour un marin la mer semblera belle lorsqu’elle sera sûre, et laide précisément lorsque le touriste admirera ses grandes vagues blanches ; pour un cultivateur les charmants coquelicots rouges et les bluets sont une tache et une laideur dans un champ de blé. Un Américain trouvait l’Angleterre bien plus belle que son pays, parce qu’on y peut faire des milles sans rencontrer un arbre ailleurs que dans les haies. M. Grant Allen cite un paysan d’Hyères qui, félicité sur la vue que sa maison offrait du côté de la mer, se tourne à l’opposé, vers la plaine plantée de choux, et s’écrie : « En effet, il y

  1. C’est ce qu’admet M. Grant Allen, Æsthetic evolution in man (Mind, oct. 1880).