Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à laquelle il est difficile de refuser une valeur esthétique. La ballade écossaise n’a-t-elle pas chanté avec raison « l’air, l’air libre, qui fouette le visage et fait courir le sang ? » — La fonction de nutrition, si intimement liée à la précédente, n’est pas plus exclusive de l’émotion esthétique. Le sentiment de la vie réparée, renouvelée, rejaillissant partout du fond de l’être, la sensation du sang qui court plus chaud dans les membres, le réveil de la vie saisi directement par la conscience, — tout cela constitue une harmonie véritable et profonde qui, en elle-même, a sa beauté. Pour bien le comprendre, il faut se rappeler ces convalescences où la prostration est si grande que le moindre aliment amène une sorte de renaissance physique et morale, une reprise de possession de soi. En l’état de santé, quand on écoute au fond de soi, on entend toujours une sorte de chant sourd et doux : se sentir vivre, n’est-ce pas là le fond de tout art comme de tout plaisir ? — De même, il est doux et esthétiquement agréable de manifester au dehors la vie intérieure. Bien avant la danse et les mouvements rythmés, la simple action de se mouvoir a pu fournir à l’homme des émotions d’un genre élevé. Le libre espace a lui-même quelque chose d’esthétique, et un prisonnier le sentira bien. On se rappelle ces vers de Victor Hugo :


Oh ! laissez, laissez-moi m’enfuir sur le rivage,
Laissez-moi respirer l’odeur du flot sauvage !
Jersey rit, terre libre, au sein des sombres mers…


Outre l’idée morale et politique (que nous négligeons).