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beauté qu’elles n’en auraient eu si elles avaient été conçues séparément, La poésie est une sorte de symphonie de la parole et de la pensée. C’est ce qui explique l’impossibilité de bien traduire en vers une pensée déjà exprimée et en quelque sorte déjà refroidie. On ne peut jeter dans un moule que du métal en fusion. Les plus grands poètes échouent bien souvent lorsqu’ils veulent mettre en vers ou la pensée d’autrui ou même leur propre pensée déjà fixée dans la prose. Victor Hugo lui-même, le plus prodigieux versificateur qui ait jamais existé, ne pourrait maintenant mettre en vers Notre-Dame de Paris.


En résumé, le langage du vers correspond physiologiquement à une certaine tension du système nerveux, psychologiquement à une certaine puissance de la pensée émue ; une fois débarrassé de tout artifice, ce langage vibrant et fait pour ainsi dire de passion restera le langage naturel de toute émotion grande et durable. Les mots simples, primitifs, concrets, qui seuls conviennent à ce langage, sont le plus souvent vieux comme le monde ; le poète les force à recevoir et à rendre nos idées modernes, et malgré nous ils résonnent à nos oreilles d’un accent profond comme le passé, doux comme ces vieux refrains auxquels sont associés des souvenirs de jeunesse : nous sentons en les entendant se réveiller en nous l’antique nature humaine, tout instinctive et passionnée. L’émotion que la poésie nous donne a ainsi la puissance du souvenir.