Page:Guyau - Les Problèmes de l’esthétique contemporaine.djvu/250

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que nous analyserons successivement. D’abord la recherche de la rime, poussée à l’extrême, tend à faire perdre au poète l’habitude de lier logiquement les idées, c’est-à-dire au fond de penser ; car penser, comme l’a dit Kant, c’est unir et lier. Rimer, au contraire, c’est juxtaposer des mots nécessairement décousus. Si le soin de la rime absorbe uniquement le poète, il devient bientôt incapable de suivre une pensée jusqu’au bout ; son vers, sautant d’une idée à l’autre sur la « raquette » de la rime, perd ces ailes divines qui devaient, suivant Victor Hugo, l’emporter droit dans les cieux ; son vol en zigzag est celui de la chauve-souris. Le culte de la rime pour la rime introduit peu à peu dans le cerveau même du poète une sorte de désordre et de chaos permanent : toutes les lois habituelles de l’association des idées, toute la logique de la pensée est détruite pour être remplacée par le hasard de la rencontre des sons. D’un cerveau ainsi façonné les idées partent l’une après l’autre, comme les coups de feu de jeunes recrues qui ne savent pas tirer encore. La pensée n’est plus maîtresse d’elle-même, elle disparaît sous le bruit discontinu du mot sonore faisant explosion à la fin du vers. C’est le lyrisme tel que l’a réalisé Boileau, avec l’incohérence remplaçant l’inspiration.

À ce premier inconvénient du culte de la rime, qui est pour ainsi dire de désapprendre à penser, il faut en joindre un second : celui de désapprendre à parler simplement, à employer toujours l’expression propre et concise. Le poète épris de la rime est sans cesse forcé, quand il ne veut pas laisser sa pensée interrompue, de la gonfler et de la